Le dopage a gagné le Kenya, où les cas positifs se sont multipliés, provoquant de vives tensions entre les athlètes et la Fédération, qui peine à trouver les bons moyens d’actions. A l’occasion du meeting d’Eldoret, l’équipe de spe15.fr est partie à la rencontre des acteurs de l’athlétisme kenyan pour essayer de comprendre comment ce fléau a pu se développer.
8 heures ce vendredi 22 mai. La pagaille règne déjà sur toutes les routes d’accès au centre d’Eldoret. L’embouteillage y est permanent, l’artère centrale submergée par les poids lourds, gros bus et matatus, et ces serpents tentaculaires de voitures privées. A l’identique de la pagaille rencontrée sur la route reliant à la capitale Nairobi, à travers la Rift Valley. L’asphalte est de mise tout au long des 350 kilomètres, où les deux voies ne suffisent plus à absorber un trafic en expansion constante en parallèle au dynamisme économique du Kenya, qu’on annonce avec une croissance annuelle de 5 à 6%. Les camions chargés de containers débarqués au port de Mombasa témoignent de cette exubérance.
Eldoret se situe au diapason et le gros bourg tranquille que nous avions connu en 1990 s’est mué en une ville survoltée et surpeuplée, au bord de la crise de nerfs. Les carences de l’Etat kenyan n’ont pas permis de structurer cet espace urbain, où les gares routières se sont multipliées à mesure que le nombre de matatus explosait. Les vélos taxis ont cédé le pas aux motos taxis qui, par centaines, jouent du guidon dans ces rues parsemées de nids de poules, ou simplement couvertes de terre battue. La circulation n’obéit à aucun plan construit, le code de la route est systématiquement bafoué, les sens interdits allègrement empruntés. Les policiers s’évertuent aux ronds poids, pour pallier à l’absence de feux de circulation en brassant un air opaque et pollué.
La croissance d’Eldoret ne s’est pas fait sans dégât humain. Les enfants surtout sont les laissés pour compte de ce développement anarchique reposant sur le dynamisme du secteur privé. Dans la journée, ils se propulsent sur toutes les voitures qui se garent, la main tendue, pour quémander quelques pièces, et la nuit, ils prennent possession des trottoirs dans des abris de fortunes.
Autour du stade d’Eldoret, le capharnaüm règne le long de cet axe conduisant à Iten. La grande esplanade en terre n’accueille encore qu’une poignée de véhicules. La première épreuve du meeting est bien prévue à 8 heures, mais « Kenyan Time », a ajouté notre interlocuteur la veille. Comprenez que le début aura lieu quand tout sera prêt. Dans le stade, quelques personnes s’affairent. On installe des tentures vertes, blanches, oranges pour décorer la tribune officielle. Un jardinier, bottes aux pieds, est en pleine action, il pousse sa tondeuse pour couper l’herbe qui envahit encore les gradins.
Une piste Mondo, mais pas de chrono électronique
Le stade s’est paré d’une très belle piste orange, installée par Mondo, et la fierté des officiels est immense à considérer qu’il s’agit de la même que celle déroulée pour les Jeux Olympiques de Pékin et Londres. Entre problématiques techniques et financières, quatre ans de travaux ont été nécessaires pour que ce chantier aboutisse. Mais cette bande de tartan colorée demeure le seul élément modernisé du stade, où le public ne dispose que de quelques estrades en bois très vétustes, et doit accepter de s’assoir sur des rangées taillées dans la terre.
Sans nul doute, le plus choquant est l’absence de chrono électronique. Quelques-uns des plus grands noms de l’athlétisme mondial vont dérouler leur foulée magique sur ce tartan, sans qu’aucun chrono n’affiche leur performance… Mais les Kenyans sont rodés aux difficultés et préfèrent s’attarder sur le positif. Celui de voir enfin une piste digne de ce nom dans cette ville qu’on qualifie à juste titre de « Ville des Champions ».
L’enthousiasme se révèle tel que dès 9 heures, les athlètes forment de très longues files d’attente pour s’inscrire aux épreuves de demi-fond. D’entrée, le 1500 mètres donne le ton, avec plus d’une centaine de coureurs, que les secrétaires inscrivent patiemment sur de grandes feuilles volantes. A l’appel, les coureurs en tenue s’alignent le long du stade. Les différentes séries se forment au pied levé, les premiers de la file dans la 1ère série, et ainsi de suite. Pour les derniers, cela peut signifier une très longue attente avant d’être autorisés à entrer sur la piste. Sur le 5000 mètres, on recense plus de 200 inscrits, qui s’éclateront en 7 séries de 30 coureurs. Certains patienteront plus de 2 heures debout, parfois accrochés au grillage ou assis dans l’herbe.
Asbel Kiprop, favorable à la sanction à vie
Asbel Kiprop, lui, échappe à ce protocole, double tous ses concurrents et se propulse directement en tête de la file, il sera d’office inscrit dans la 1ère série. Le double Champion du Monde inaugure de manière brillante cette piste, le chrono annonce 3’36’’09, c’est énorme à 2400 mètres d’altitude.
Asbel Kiprop compte parmi les athlètes qui se sont engagés résolument aux côtés de leur manager après la décision de la Fédération Kenyane de suspendre les activités des équipes Rosa et Volare. Une sanction survenant après l’explosion des cas de contrôles positifs et le scandale autour de la marathonienne Rita Jeptoo, amenant à évoquer une véritable crise du dopage au Kenya. Asbel Kiprop n’élude pas, mais rectifie : « Il s’agit d’une crise mondiale. » Et d’afficher son soutien à la proposition d’une sanction à vie, et son hostilité à l’idée que les managers étrangers seraient les instigateurs de l’utilisation du dopage parmi les Kenyans.
Après deux journées passées à questionner dans les travées du stade sur cette problématique, ce discours va souvent se répéter. La nécessité d’allonger les durées de suspension revient en boucle. Le fameux spécialiste de steeple, Ezekiel Kemboi , double champion olympique, triple champion du monde, ne mâche pas ses mots. Il quitte sa petite casquette pour parler à l’écart du public : « Les tricheurs doivent rester chez eux et ne plus faire de compétitions ». Lornah Kiplagat, championne du monde de cross, créatrice de son centre d’entraînement de haut niveau à Iten, réclame « des punitions fortes qui inciteront les autres à ne pas se doper, car ils sauront qu’ils ne pourront pas revenir s’ils sont attrapés. »
Matthew Kisorio, de retour après son dopage
Ces propos sont lourds de sens pour Matthew Kisorio. Son contrôle positif aux stéroïdes en juin 2012 a frappé les esprits, d’autant qu’il dresse alors un tableau catastrophique de l’utilisation de produits interdits par ses compatriotes dans les camps d’entraînement. Après ses deux années de suspension, il a repris la compétition, il terminera 3ème sur ce 10.000 mètres d’Eldoret, en pleine préparation pour le marathon d’Athènes qu’il annonce vouloir boucler en 2h05’.
Pour Matthew Kisorio, cette période sombre est maintenant derrière lui, et son visage se ferme lorsque nous l’interrogeons sur les raisons de son dopage : « C’est de l’histoire ancienne. Je ne veux plus en parler, je ne veux pas expliquer pourquoi. J’ai tout oublié. J’ai tout mis derrière moi. Maintenant, je veux qu’on me demande seulement comment va mon entraînement ! » Et son indignation est totale à évoquer le principe d’une suspension à vie : « Je ne suis pas d’accord. Cela peut briser votre vie. Deux ou trois ans, c’est suffisant. »
Au quotidien, dans son groupe d’entraînement, Matthew Kisorio prétend qu’il parle à ses partenaires pour les inciter à s’entraîner et à ne pas se doper. Cette conception d’une éducation des coureurs par un dialogue permanent s’avère largement répandue parmi les acteurs de l’athlétisme du Kenya. En corollaire du principe que les « coupables » sont bien les athlètes eux-mêmes et que les managers n’ont rien à voir dans ces infractions.
Patrick Sang, le dopage ? Une énorme surprise
Patrick Sang dirige l’un des plus groupes leaders du pays, il a coaché Stephen Kiprotich, champion olympique à Londres, Emmanuel Mutail, Eliud Kipchoge…et travaille en lien direct avec les managers Jos Hermens et Michel Poutine. L’ancien steepler, médaillé d’argent aux Jo et au Mondial, ne dissimule pas sa préoccupation face au problème du dopage : « Cela affecte le marche, la perception du sport, les partenaires. Or le sport a fait beaucoup au Kenya, pour l’économie. »
Pour contrer cette dérive, Patrick Sang met en avant la réunion annuelle qu’il organise avec les coureurs de son groupe, une trentaine actuellement, où il aborde différents problèmes, dont celui du dopage, pour expliquer les règles. Nahashw Kibon, représentant au Kenya de l’Italien Gianni Di Madonna, responsable d’un groupe d’environ 130 coureurs, avance cette même pratique, des conseils donnés aux athlètes pour éviter qu’ils basculent.
Un système light qui repose sur un principe simple, la responsabilité totale et individuelle des athlètes, véhiculée aussi par Asbel Kipro : «Ce sont les athlètes qui font ça, tous seuls, dans les camps. » Patrick Sang, lui, résume son concept : « Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un programme bâti par quelqu’un, je pense qu’il s’agit plutôt d’individualités. » Et cet entraîneur réputé, dont les protégés ont accumulé les titres et victoires majeures, n’hésite pas à afficher une certaine naïveté quand je lui demande s’il a été étonné par ce problème : « Oui, cela a été une grande surprise. Depuis très longtemps, j’ai toujours cru que nos athlètes, et j’ai été athlète moi-même, n’avaient pas besoin de ça. J’ai toujours cru à 100% que c’était vrai. Mais maintenant, cela existe et je suis surpris. Je croyais et je crois encore que nos athlètes peuvent réussir sans dopage. »
Mais tout de même, l’explosion des chronos sur marathon de ces dernières années ne l’a-t-il pas alerté ??? Patrick Sang réfute : « Je vais parler comme un athlète. Je sais ce que j’ai atteint sans rien utiliser. Pour moi, la plupart de nos athlètes peuvent réussir exactement ce que j’ai fait honnêtement. Moi-même, je l’ai fait honnêtement, et j’ai eu plusieurs médailles aux Jeux Olympiques, Championnats du Monde. Je sais que j’ai réussi propre, et donc je crois que c’est possible ! » Et même les grosses performances de Rita Jeptoo ne l’ont pas fait douter : « Non, non. Jamais. Vous savez une fois en Suisse, lors d’une discussion, on m’avait demandé si je doutais d’un seul athlète kenyan, et j’avais répondu que je pouvais jurer sur la bible qu’ils sont clean à 100% ! Je ne pouvais même pas l’envisager. »
Là aussi, Patrick Sang se situe dans la lignée des autres acteurs de l’athlétisme du Kenya, qui n’ont pas su (ou pas voulu ?) voir ce problème progresser pour gangrener leur sport. Benjamin Limo, champion du monde de cross et du 5000 mètres, comme Brother Colm, l’entraîneur de David Rudisha, révèlent en toute sincérité leur grande stupeur face à l’apparition de cette dérive, qui pollue l’athlétisme national.
David Rudisha, soucieux de ce problème
David Rudisha le reconnaît, lui aussi : « Cette situation est compliquée à comprendre. On ne sait pas qui est impliqué. On n’a pas de détails. » Le recordman du monde du 800 m et champion olympique en titre se veut rassurant : « Le Kenya a beaucoup d’athlètes qui ont connu la réussite et qui sont clean. Nous travaillons dur.» Mais le souriant athlète ne dissimule pas une
certaine gêne à évoquer ce problème qui le soucie : « C’est mauvais pour l’athlétisme du Kenya et en général. Ce n’est pas une bonne chose pour les sponsors. La situation est difficile, on se demande qui est propre ? »
La Fédération Kenyane a-t-elle agi comme il se doit pour contrer cette problématique ? David Rudisha ne veut surtout pas s’aventurer sur ce terrain, sur lequel les points de vue sont contrastés. Noah Ngeny, champion olympique du 1500 m en 2000, est justement le représentant des athlètes à la Fédération, et se pose en soutien à l’institution : « Il y a trop de monde dans les groupes d’entraînement, on ne peut pas surveiller tout le monde. » Lornah Kiplagat distille le même message : « La fédération ne peut pas tout faire toute seule. »
Pourtant en refusant de communiquer de manière plus complète autour des cas de dopage, il est certain que la fédération kenyane a contribué à une dérive, et son acte fort, la suspension des deux sociétés de management Rosa et Volare, apparaît comme un simple coup d’éclat. Deux mois après cette décision, rien n’a encore filtré sur les motifs de ce bannissement. Une situation qui ne manque pas de provoquer la colère de Geoffroy Mutai, ulcéré du dilettantisme de sa fédération : « Nous n’avons pas été informés de cette décision. Et nous n’avons aucune idée des raisons. » Le marathonien, victorieux à Berlin, Boston, New York, au record à 2h 04’, s’insurge sur cette suspension pénalisant les 70 athlètes de son groupe relevant de Volare : « Il n’y a pas eu de problèmes pour nos engagements, mais cela nuit aux jeunes athlètes. » et il s’offusque lui aussi du secret entretenu autour des personnes impliquées dans le dopage de Rita Jeptoo.
Les pharmaciens, à l’origine du trafic ?
Car dans ce cas, comme dans les autres contrôles positifs, qui peut-on vraiment incriminer : les managers, les entraîneurs ? Je pose la question en boucle à mes divers interlocuteurs, et la réponse apparaît finalement surprenante. Ce serait les médecins, et surtout les pharmaciens, qui seraient les hommes clefs du dopage au Kenya. Justin Lagat, jeune journaliste pour runblogrun.com et kenyanathlete.com, et également athlète, se veut discret sur ses sources, mais pour lui, le business repose sur les pharmaciens. Le documentaire « Spikedon » produit par Waihiga Mwauva, pour la télévision Citizen TV identifie la même origine. Rose Tata, une ancienne spécialiste de 400 mètres haies, trois Jeux Olympiques au compteur, devenue coach pour les haies, et souvent dans l’encadrement des délégations officielles, incrimine également médecins et pharmaciens, qui établiraient un deal avec les athlètes, avec une rémunération liée aux performances réalisées grâce aux produits.
Jeroen Deen exerce la fonction de physiothérapiste au Kenya et en Ethiopie depuis près de 10 ans, et ce quadragénaire Hollandais a acquis une réputation qui l’amène à collaborer avec les meilleurs athlètes du pays. Geoffroy Mutaï, Mary Keitany, Abel Kirui, Edna Kiplagat… comptent parmi les clients de son cabinet d’Iten. A quelques jours de quitter définitivement le pays, il va maintenant travailler en Italie, et en Chine, en collaboration avec Renato Canova, chargé de l’entraînement des marathoniennes chinoises, Jeroen Deen se sent libre de parler : « Le dopage est maintenant un gros problème ici. Moi, je suis un indépendant. Je peux donc dire non à un athlète quand je sais qu’il utilise des produits ou que je ne le sens pas. Je ne peux pas faire de tests. Je dois juste me fier à mon opinion. »
Et il étaye ses convictions d’une manière très simple : « Si les gens font de grosses performances régulièrement, c’est naturel. S’ils font des up and down, c’est à cause du dopage. » Sur cette base, il a ainsi souvent refusé de soigner des athlètes, m’explique-t-il : « En particulier 3 athlètes de très gros niveau. Bien sûr, je ne peux pas dire les noms ! »
Cet homme en immersion permanente depuis une décade s’est bâti une certitude : « Le dopage existe depuis très longtemps. Mais il ne concerne pas beaucoup d’athlètes. » Et pour lui aussi, le nœud du problème tourne autour des pharmaciens : « Jamais les managers ne s’impliqueraient. Ils ne peuvent pas prendre ce risque-là. Mais il y a beaucoup de monde qui tournent autour des athlètes. Les pharmaciens approchent les athlètes et ensuite, ils leur font du chantage. »
Avec sa position privilégiée de soigneur des athlètes, Jeroen Deen reçoit-il des confidences de ses protégés ? Oui, admet-il : « Ils me parlent. Ils sont inquiets. Ils croient que tout le monde prend. Pour moi, les top athlètes n’utilisent pas, même s’il y a des rumeurs. »
A ma question sur la réalité des contrôles pouvant être effectués au cœur même de ces camps d’entraînement disséminés en campagne, le plus souvent dans des maisons difficiles à dénicher dans une ville comme Eldoret où aucun nom de rue n’est affiché, le Hollandais acquiesce : « Oui ce n’est pas facile. Le système de localisation avec le délai d’une heure pour le contrôle ne peut pas vraiment fonctionner. Il y a souvent de l’imprévu. Ils changent sans arrêt de lieux. C’est presque impossible de trouver les gens. »
Le budget alloué à la lutte anti-dopage par la Fédération est quasi-nul
Comme on peut le constater pour ce meeting d’Eldoret, même les contrôles anti-dopage effectués en compétition s’effectuent de manière chaotique, les athlètes sont appelés au micro, les documents remis à la va-vite, les escortes absentes, laissant les athlètes évoluer seuls en contradiction complète avec les règles anti-dopage. Face à un tel dilettantisme dans une compétition officielle, on imagine le contexte des contrôles hors compétition… D’autant que le budget alloué à la lutte anti-dopage par la Fédération est quasi-nul, comme l’a dénoncé avec une grande véhémence le marathonien élu député d’un comté proche d’Eldoret, Wesley Korir, ulcéré de ce laisser-aller.
Alors, il ne reste plus à des hommes véreux qu’à se glisser dans les larges mailles de ce filet pour aller à la pêche aux shillings. Justement, en cette fin mai, la profession des pharmaciens est en émoi au Kenya, Paul Mwaniki, le patron de la Société Pharmaceutique a été menacé de mort pour s’opposer à l’importation de faux médicaments orchestrée par de puissants cartels. Et Paul Mwaniki de révéler également que l’énorme corruption régnant dans le pays a permis à des personnes non qualifiées d’être enregistrées comme pharmaciens…
Faux pharmaciens, faux médicaments, la gangrène est totale, jusqu’au cœur de l’athlétisme, business juteux s’il en est dans ce Kenya riche d’autant de talents… Il ne sert à rien de se voiler la face. L’urgence requière des actes forts pour que le spectacle conserve sa beauté.
> Texte : Odile Baudrier
> Photos : Gilles Bertrand