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Les deux vainqueurs kenyans de Sierre Zinal mis en cause pour dopage

C’est une situation très inédite que celle vécue par l’épreuve suisse Sierre Zinal. Les deux vainqueurs de l’édition d’août 2022 sont mis en cause pour dopage. Mark Kangogo a été suspendu sur contrôle positif à l’arrivée de l’épreuve. Esther Chesang a remporté l’épreuve alors qu’elle était suspendue provisoirement depuis plusieurs mois au Kenya. La double victoire kenyane était apparue comme un évènement majeur dans le monde du trail. Mais les mauvaises habitudes du dopage au Kenya n’ont pas épargné cette discipline…

Qui est Esther Chesang ?

Dans un pays comme le Kenya, qui compte des dizaines de champions olympiques, champions du monde, records du monde, Esther Chesang ne pèse pas très lourd ! Ce n’est que cette victoire à Sierre Zinal qui l’a propulsée sur le devant de la scène médiatique, dans une discipline, le trail, qui bénéficie d’une couverture médiatique exceptionnelle.

En-dehors de cette performance, Esther Chesang peut être définie comme une marathonienne « banale ». Certes, elle vaut 2h26’ sur marathon, (à Barcelone en novembre 2021), elle a accédé à des podiums et places d’honneur sur des épreuves importantes, en particulier au Brésil, en Argentine, en Turquie, 5ème à Daegu, 6ème à Barcelone, 7ème à Stockhölm. Mais au Kenya, force est d’admettre qu’elles sont très nombreuses à pouvoir se targuer d’un palmarès identique…

Le trail s’est offert à Esther Chesang, comme une opportunité incroyable, sous la houlette d’Octavio Perez, son coach, qui a créé le groupe « Sky Runners Kenya » fin 2020, avec l’ambition de prouver que les Kenyans peuvent aussi briller sur cette discipline.

L’Espagnol Octavio Perez, comme le Suisse Julien Lyon, ont vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer de cette arrivée des Kenyans sur le trail. Tous les deux ont créé un groupe dédié à cette pratique, obtenu des partenaires, et le buzz a pu commencer avec cette domination de Mark Kangogo et d’Esther Chesang à Sierre Zinal, puis à Jungfrau Marathon, deux épreuves de référence.

Pourquoi Esther Chesang a-t-elle pu disputer Sierre Zinal ?

C’est bien sûr la question centrale de cette affaire. Parce qu’elle a menti par omission ? C’est la position de l’organisation de Sierre Zinal, qui affirme n’avoir eu connaissance de ce problème par des rumeurs, que début octobre, plus de deux mois après l’épreuve du 13 août 2022. Et également celle d’Octavio Perez, qui l’a engagée à Sierre Zinal, et qui soutient avoir également découvert son contrôle positif, et sa suspension provisoire, seulement début octobre.

Est-ce possible ? Tout à fait. Le courrier de l’AKAD, l’agence anti-dopage du Kenya, a été remis en mains propres le 21 avril 2022 à Esther Chesang, il l’informe de son contrôle positif à la Triamcinolone acétonide (le corticoïde préféré des Kenyans), lors d’une épreuve sur route disputée à Kimana, au Kenya, le 20 février 2022. Et la coureuse est informée de la possibilité de demander l’analyse de l’échantillon B, et de sa suspension provisoire à partir du 11 mai 2022 à 17h.

Esther Chesang a parfaitement pu prendre connaissance du courrier, et garder le silence auprès de son entraîneur-manager, Octavio Perez.

Petite interrogation tout de même : comment Octavio Perez n’a-t-il constaté aucun impact physiologique sur sa protégée après utilisation de la Triamcinolone acétonide ? Certes ce corticoïde n’est interdit qu’en compétition, et autorisé à l’entraînement, mais on sait qu’il est très puissant, sous sa forme de « Kenacort Retard ».

Autre question, plus embarrassante : comment le coach ne s’est-il pas questionné sur la fin de course d’Esther Chesang à Sierre Zinal, où elle franchit la ligne comme une bombe, sans trace de fatigue, et nullement essouflée malgré le rythme ??

Pourquoi une suspension provisoire n’est-elle pas rendue publique ?

C’est le principe adopté en France et en Europe par respect de la protection de la vie privée des athlètes. L’information qu’un sportif a reçu une suspension provisoire suite à un contrôle positif, ou à un manquement aux règles anti-dopage n’est jamais rendue publique par l’AFLD, et pas plus confirmée officiellement par l’agence française. Ce type de nouvelles ne sort que parce que la presse le fait savoir. Exemple récent, avec la suspension d’Abdelatif Meftah pour anomalies du passeport biologique. L’AFLD a refusé de confirmer officiellement, c’est au départ, le journaliste Arnaud Laviolette d’Ouest France qui a obtenu cette info.

Pour le Kenya, la méthode était semblable. Jusqu’à ces derniers temps. Mi-novembre, la patronne de l’AKAD, l’agence kenyane, annonce qu’elle a obtenu que certains blocages soient levés pour que les identités d’athlètes suspendus par l’AKAD soient publiquement révélées, alors que jusqu’alors, les noms ne sortaient que par l’AIU. Un revirement que la classe politique kenyane a accepté, compte tenu de la situation catastrophique du Kenya en matière de dopage.

Sarah Shibutse dévoile alors à Jonathan Komen, journaliste de « The Standard », 22 noms d’athlètes suspendus, certains depuis décembre 2018, et également 9 noms d’athlètes suspendus provisoirement, en attente de leur sanction. Esther Chesang n’y figure pas.

Début janvier 2023, une nouvelle liste est publiée, avec 15 noms de sportifs kenyans, suspendus provisoirement entre novembre 2021 et décembre 2022.

Et on y retrouve de sacrés noms de l’athlétisme du Kenya autrement plus emblématiques que celui d’Esther Chesang. Comme Alice Aprot Nawowuna, vice-championne du monde de cross 2017, 9ème performeuse Tous Temps sur 10000 m (29’53’), 4ème sur 10.000 m aux JO 2016 et Mondial 2017. Ou encore Kumari Taki, champion du monde junior sur 1500 m en 2016, demi-finaliste aux Mondiaux 2022.

Mais surtout, Michael Saruni, 3ème performer tous temps sur le 800 m indoor (1’43’’98), semi-finaliste aux JO 2021. Cela crée la stupeur aux Etats-Unis : il est le recordman NCAA du 800 m, et il s’entraînait avec Emmanuel Korir, champion olympique 2021, champion du monde 2022, au moins jusqu’en 2021. C’est pour refus ou fuite lors d’un contrôle en août 2022 qu’il se voit épinglé.

Quelle est la position de l’organisation de Sierre Zinal ?

Le communiqué de presse de Sierre Zinal témoigne d’une grande surprise et d’une très vive indignation face au « cas » d’Esther Chesang. Les organisateurs affirment avoir découvert la suspension provisoire de la gagnante de l’édition 2022 ce vendredi 6 janvier, lors de la publication par AKAD de la liste des suspendus kenyans.

Valentin Genoud, directeur adjoint pour le comité d’organisation de Sierre Zinal, a accepté ce mardi 10 janvier de répondre à mes questions pour mieux comprendre le timing. Il avoue « Les choses apparaissent peu claires. L’organisation se sent peu considérée dans les médias comme sur les réseaux sociaux. »

Il souligne aussi : « Sierre Zinal est une course référente. Nous ne souhaitons utiliser que des informations sûres et officielles. Nous travaillons pour préparer un communiqué de presse qui présente notre message pour l’avenir, pour éviter de telles situations. Nous étudions les possibilités d’action dans ce domaine du dopage. Car il y a un manque de transparence des fédérations. »

La position de Sierre Zinal est claire : « L’information a circulé affirmant qu’Esther Chesang est disqualifiée de sa victoire. Mais à ce stade, nous n’avons pas de preuves qu’elle est officiellement suspendue. Si elle est suspendue, pour combien de temps ? Nous pouvons juste dire qu’elle a été contrôlée négative à Sierre Zinal, où nous eu le cas positif de Mark Kangogo. »

Le timing de l’affaire Cheseng

Sur le timing précis de cette affaire, Valentin Genoud a accepté de dévoiler quelques éléments repères intéressants. C’est au début du mois d’octobre que des rumeurs sont parvenues à l’organisation, sur un problème autour d’Esther Chesang. A ce moment-là, le comité se tourne vers Octavio Perez, entraîneur-manager de la Kenyane, qui a affirmé dans sa communication sur Instagram qu’il a été informé par l’organisation : « En réalité, nous l’avons interrogé pour savoir s’il avait des informations et pour savoir si elle était suspendue, comme nous l’avions entendu dire. »

L’organisation se tourne aussi vers l’Athletics Integrity Unit : « les doutes sur Esther sont évoqués de manière informelle. Nous avons demandé quelque chose d’écrit, mais nous n’avons jamais rien eu. » Les choses demeurent en l’état, Sierre Zinal reste en attente de documents. Le paiement de la prime est différé : « On a joué la montre. » Et ce n’est qu’au début janvier 2023, à parution de la liste publiée par AKAD que la confirmation officielle leur est donnée qu’Esther Chesang était suspendue depuis mai 2022.

Pourtant, une chose est certaine. Le 11 octobre, Pierre Sallet, en sa qualité de responsable du programme Santé Quartz, applicable sur le circuit GTWS (Golden Trail World Series) contacte par mail Octavio Perez. Il l’informe officiellement qu’Esther Chesang ne sera pas autorisée à prendre le départ de la finale de la GTWZ programmée fin octobre à Madère. Une décision motivée par l’information reçue d’une procédure en cours par AKAD sur Esther Chesang. Et prise en accord avec Gregory Vollet, représentant de la marque Salomon, organisatrice des GTWZ.

Un élément fort qu’Octavio Perez ne mentionne pas dans le fil qu’il dévoile sur son compte Instagram. Il y indique seulement la position de Sierre Zinal de ce jour-là, lui demandant donc de garder le silence. Ou plus exactement, rectifie Valentin Genoud : « On lui a demandé de ne rien officialiser. On ne voulait pas communiquer sur des rumeurs. »

Octavio Perez dit-il toute la vérité ?

C’est évidemment impossible de savoir avec certitude ce que savait ou non Octavio Perez, et surtout à quelle date. Ses messages sur Instagram témoignent de sa grande déception à découvrir que sa protégée, Esther Chesang, lui a beaucoup menti, et qu’il s’est fourvoyé avec la création de ce groupe « Sky Runners Kenya », qu’il présentait comme la première équipe d’élite de coureurs de montagne sur le continent africain.

Le timing qu’il présente sur son fil Instagram fait apparaître qu’il cherche à obtenir des informations de la Fédération d’athlétisme du Kenya. En vain, soutient-il. Pourtant selon nos informations, il  dispose dès le 7 octobre de la notification de contrôle positif adressé en avril 2022 par l’Agence Antidopage du Kenya à Esther Chesang… Un document que la Fédération d’athlétisme du Kenya et l’AIU possédaient depuis avril, mais avec l’obligation de garder la confidentialité aussi longtemps que l’AKAD agence anti-dopage du Kenya n’effectue pas une divulgation publique.

Les faits se contredisent. Octavio Perez se protège. Il soutient que le 14 octobre, il a informé Esther Chesang de sa sortie du groupe « Sky Runners Kenya», inquiet des versions contradictoires entendues sur cette affaire. S’agissant d’un groupe informel d’entraînement, c’est évidemment une information impossible à vérifier…

  • Texte : Odile Baudrier
  • Photo : D.R.