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Du trafic d’humains derrière les changements de nationalités

Les transferts de nationalités massivement utilisés pendant des années par des pays comme la Turquie ou le Bahrein pour former des équipes athlétiques de bon niveau peuvent s’assimiler à du trafic d’êtres humains. C’est le sentiment exprimé récemment par Sebastian Coe, qui a strictement limité ces changements depuis l’année dernière. Le Bahrein en avait usé à gogo pour conquérir ses médailles olympiques à Rio, toutes entachées ensuite par le dopage…

« Ce n’est pas facile pour moi de le dire, mais j’ai trouvé vraiment difficile de voir la différence entre certains changements de pays et le trafic d’êtres humain ». Les propos tenus récemment par Sebastian Coe auprès de la presse australienne ont le mérite de nommer comme il se doit les dérives constatées pendant tant d’années dans les transferts de nationalités, qui ont amené tellement de jeunes athlètes, en particulier du Kenya ou d’Ethiopie, à se transformer en citoyens du Bahrein, de la Turquie ou du Qatar.

Un mouvement devenu croissant depuis 2008, où Rachid Ramzi avait mis en évidence le Bahrein, en raflant la médaille olympique sur 1500 m, qu’il allait ensuite perdre pour dopage. Mais à Pékin, l’ex-Marocain faisait briller ce «petit poucet» du Golfe, qui amorçait ainsi une politique très volontariste de recrutement de jeunes athlètes, avec l’ambition de mieux exister sur la scène athlétique internationale.

Au Kenya, les observateurs les plus avisés n’avaient pas été dupes, et dès le début 2009, des articles de presse très offensifs étaient parus dans les journaux kenyans pour évoquer un « esclavage moderne », avec cette information que de jeunes athlètes du Kenya avaient vu leurs passeports confisqués par les autorités du Bahrein.

Khalid Boulami et Maden Lounes contestent en 2009

Mais à l’époque, le sujet n’était que tabou, et surtout les divers membres de la Fédération du Bahrein contestaient cette allégation, en particulier Khalid Boulami, ex-Marocain, devenu entraîneur national depuis 2000, ou encore le DTN, Maden Lounes, ex-DTN d’Algérie, qui venait alors juste d’être recruté par le Bahrein pour cette fonction.

Tous les deux préféraient pointer du doigt la jalouse des entraîneurs du Kenya, qu’ils accusaient de vengeance après avoir été accusés de malversations financières, et surtout insister sur le véritable projet bâti par le pays, celui d’une nouvelle stratégie à travers les jeunes athlètes, avec un plan sur huit ans, et d’un objectif ambitieux pour les JO de 2016, l’obtention de médailles olympiques. Et Khalid Boulami de révéler qu’il avait justement conseillé au Cheikh Faouase, le Ministre des Sports, de se détourner du Maroc et de s’orienter vers les jeunes talents du Kenya et d’Ethiopie.

Cette politique volontariste allait porter ses fruits, effectivement, surtout lors des JO de 2016, avec la conquête de deux médailles olympique, Ruth Jebet en or sur le steeple, Eunice Kirwa en argent sur le marathon.

Le dopage s’invite au Bahrein

A quel prix ? Celui du dopage. Les soupçons sur les dérives de ces athlètes, aux progressions trop fulgurantes, comme pour Ruth Jebet qui torpille le record du monde de 7 secondes, explosaient au grand jour avec en quelques mois, entre mars 2018 et avril 2019, la mise en cause de de Ruth Jebet, Eunice Kirwa, Viola Jepchumba, les trois pour EPO détecté lors de tests hors compétition au Kenya, de Sadik Mikhou pour passeport biologique, d’Albert Rop pour problèmes de localisation.

Ces épisodes démontraient le culte de la victoire à tout prix inculqué à ces athlètes, chargés de faire briller le drapeau d’un pays qu’ils ne connaissaient pas vraiment, même si la version « officielle » leur prêtait une vie au Bahrein. Or moult détails dévoilaient qu’il n’en était rien, comme lorsque Ruth Jebet affirme suivre au Bahrein des cours dans le domaine des soins aux animaux alors qu’elle vit en réalité en permanence en camp d’entraînement au Kenya, sous la houlette de Saad Shaddad Al Asmari, sinistre entraîneur d’Arabie Saoudite. Mais il est vrai aussi qu’il est tentant de s’arranger avec la vérité lorsqu’une médaille olympique se voit récompensée par une prime de 500.000 dollars !

Les transferts de nationalité bloqués en 2017

Cet activisme de recrutement, qui permettait au pays de briller dans des compétitions comme les Jeux Asiatiques ou Jeux Arabes, demeurait de mise jusqu’au début 2017, lorsque Sebastian Coe décidait de geler tous les transferts de nationalité dans l’attente de nouvelles règles.

L’ultime liste des athlètes autorisés à changer de pays, publiée en avril 2017, se révèle très intéressante, puisque sur 12 athlètes, 3 changements concernent le Bahrein. L’un d’eux attire l’attention, celui de Derara Hurisa. Cet Ethiopien de 20 ans opère en effet le chemin inverse de tous les autres : il opte pour un retour à sa nationalité éthiopienne après avoir passé deux années sous les couleurs du Bahrein. Car c’est après avoir couru en 14’31’’ sur 5000 m aux Jeux Arabes à 17 ans, qu’il avait été recruté par le pays des pétrodollars. Après quelles désillusions, ce jeune coureur, qu’on a vu évoluer à la Corrida de Langueux en 2017, qui a terminé 2ème du semi de Paris en 2019, et vainqueur du Marathon de Mumbai en 2020, a-t-il choisi de se raviser pour revenir vers son pays natal ??

Des athlètes manipulés par les fédérations

Derara Hurisa n’est pas le seul très jeune talent à avoir été incité à changer de pays. Dans des conditions qui ne peuvent que poser questions. Cette fois, Sebastian Coe ne manie pas la langue de bois et souligne : « Il y quelque chose qui ne fonctionne pas quand un système permet que deux fédérations se mettent d’accord en secret, et qu’un athlète, avec très peu de garanties des deux côtés sur le protocole autour de ce transfert, puisse tout à coup concourir pour un pays complètement différent. » Et le Président de l’IAAF a l’honnêteté d’admettre : « Certains athlètes étaient à peine plus âgés que l’âge de la majorité dans la plupart des pays, et avaient parfois même à peine à l’âge du consentement. »

Cela s’applique très clairement à Ruth Jebet qui avait été recrutée à 16 ans seulement, et qui avait d’entrée brillamment représenté son néo-pays aux Championnats asiatiques et arabes. Mais l’IAAF avait déjà sévi, en exigeant une période d’attente d’un an pour une représentation officielle. Et c’est finalement au Mondial juniors en 2014, qu’elle avait propulsé le maillot rouge et blanc à la première place, avant de réaliser une saison exceptionnelle en 2016, avec le titre olympique, puis le record du monde du 3000 m steeple gommé de sept secondes.

D’où la fixation en 2019, d’un nouveau cadre, plus rigide, avec l’interdiction de tout changement avant l’âge de 20 ans, et la demande aux athlètes de prouver leurs liens avec leur nouvelle nation après une période d’attente de 3 ans.

Pas de transfert avant 20 ans

Fin 2019, les « transferts » ont ainsi repris pour 35 athlètes autorisés à échanger leurs maillots. Mais l’analyse de cette liste révèle une volonté certaine de restreindre les dérives de certains pays. Ainsi les trois athlètes du Kenya qui obtiennent quitus vers le Bahrein reçoivent un accord assorti d’une condition restrictive forte : celle de patienter deux ans, jusqu’à l’été 2021, avant de pouvoir représenter officiellement leur nouveau pays.

Une contrainte qui n’a été imposée qu’à une poignée d’athlètes (10 sur 35), puisque pour la majorité d’entre eux, la bascule s’effectue immédiatement, comme pour Rabbi Doukana, autorisé à représenter la France au lieu du Maroc dès le 17 juillet 2019.

Finalement, ce garde-fou apparaît avoir ralenti le mouvement Kenya-Ethiopie vers Bahrein. La jeune Roselidah Jepketer, 20 ans, n’a ainsi pas encore couru pour son nouveau pays. Sa carrière paraît s’être interrompue en juillet 2019. C’est le revers de la médaille.

  • Texte : Odile Baudrier
  • Photos : Gilles Bertrand et D.R.