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L’AFLD traque les mensonges des sportifs

La lutte anti-dopage ne se limite plus à la détection d’échantillons positifs. Jérémy Roubin, le secrétaire général de l’Agence Française Anti-Dopage, le confirme dans cet entretien, l’AFLD utilise maintenant ses pouvoirs d’enquête pour démontrer les falsifications et mensonges, qui témoignent de pratiques dopantes. Dans ce long témoignage, le numéro 2 de l’AFLD explicite les garanties apportées aux sportifs dopés et non dopés, les raisons des longs délais de certaines décisions, il réfute également l’idée de sportifs « protégés ». Et il insiste sur l’espoir que dans l’optique des JO 2024, la collaboration justice-agence antidopage s’intensifie pour une meilleure efficacité de la lutte anti-dopage.

Tout d’abord, pouvez-vous nous indiquer si les premiers éléments chiffrés sur le premier semestre 2022 poursuivent sur la tendance 2021, avec un bon niveau du nombre de contrôles ?

Absolument. Les tendances se maintiennent dans tous les aspects de l’activité du travail de l’Agence. Si je prends les plus évidentes, les Violations Analytiques, en termes de RAA, nous sommes sur la même lancée, les entrées sont assez régulières, normalement, en fin d’année, nous aurons quelque chose d’assez similaire à l’année dernière. En matière d’enquêtes, qui débouchent plutôt sur des violations non analytiques, nous sommes plutôt sur une tendance haussière, même si les résultats sont plus aléatoires. 2022 sera la pleine année de montée en puissance du travail d’enquêtes, et ce sera forcément plus frappant qu’en 2021. On récoltera les premiers fruits des enquêtes. Sur l’aspect éducation, c’est également une montée en puissance. L’année dernière, nous avions formé une vingtaine d’éducateurs, sur le dernier trimestre, et à la fin 2022, nous aurons une centaine d’éducateurs formés. Et sur la dernière mission, la sanction, les grandes tendances 2021 se maintiennent, voire s’amplifient, notamment le succès de la composition administrative, qui se poursuit. Y compris sur des affaires lourdes. On pourrait imaginer que c’est un outil plus adapté pour des petites sanctions, mais nous avons de plus en plus de sportifs passibles d’une sanction de 4 ans, et qui acceptent l’accord proposé. Y compris dans des disciplines comme le MAA, où traditionnellement, nous avons peu de retours des sportifs, et où actuellement, nous avons des accords sur des sanctions à 4 ans. C’est assez intéressant. Nous sommes sur une tendance haussière, l’année dernière, nous avions 50% de compositions administratives, et à date 2022, nous avons 2 affaires sur 3 traitées par composition administrative. Ca veut dire que les sportifs, et leurs avocats, se sont mieux appropriés cette procédure accélérée.

Comment expliquez-vous que les sportifs acceptent de signer ces accords plutôt que d’aller devant la commission des sanctions ?

Je pense qu’il y a un aspect qui parle beaucoup au sportif, c’est celui de l’accélération de la procédure. Le temps sportif est particulier. Prendre 1 an ou 1 an et demi de moins, on préfère prendre la sanction plus tôt que plus tard. Je pense aussi que les propositions d’accord faites par l’agence ont été de plus en plus affinées. Les avocats, qui gèrent plusieurs affaires en même temps, se rendent compte qu’il y a une vraie échelle, un vrai effort pour s’adapter à la situation. Au départ, bien sûr, on allait plus vers une durée standard. Or maintenant, on dialogue avec le sportif, qui a subi un RAA, on recueille ses observations. Ensuite le collège engage les poursuites, sauf si une AUT est produite, et c’est seulement à ce moment-là que je propose au sportif un accord de « composition administrative ». Avec cette méthode, les accords sont plus précis et prennent mieux en compte les observations du sportif. Ce qui est assez surprenant, c’est que les avocats incitent souvent le sportif à accepter l’accord en lui expliquant que la sanction applicable est bien de 4 ans. Le point positif est aussi venu de l’introduction par l’AMA en 2021 des « aveux rapides », qui permettent de réduire la sanction d’une année s’ils répondent dans les 20 jours après proposition de l’accord. Cela aide beaucoup les conseils à inciter les sportifs à saisir les 3 ans plutôt que de tenter d’aller devant le Conseil Disciplinaire et d’avoir les 4 ans. Cette méthode nous permet de gagner du temps, mais j’ai aussi l’espoir qu’en acceptant de signer un accord, le sportif accepte mieux sa sanction. Et on peut espérer avoir des programmes d’éducation plus faciles avec de tels sportifs plutôt que dans le cas de sportifs où la procédure est allée jusqu’au bout, y compris médiatiquement. Là, c’est plus compliqué de leur proposer de tels programmes !

L’utilisation de cette procédure d’accord concerne des sportifs, qui ne veulent pas soutenir qu’ils sont innocents, contrairement à d’autres sportifs qui nient complètement les faits.

En fait, ils ont le temps de réfléchir, car il se passe 2-3 mois entre le moment de la RAA, et la proposition d’accord. J’ai pu observer aussi qu’en matière disciplinaire, il y a deux groupes qui se détachent. Le premier va se régler très vite. Soit le sportif arrive à prouver de suite qu’il s’agit d’un traitement autorisé, soit il accepte le RAA, et un accord est vite trouvé. En général, en 6 mois, entre le RAA et la sanction, le dossier est plié. Et en revanche, on voit des dossiers dériver en calendrier. Soit parce que les sportifs ne comprennent pas qu’ils sont impliqués dans une procédure anti-dopage, qu’ils prennent ça à la légère, qu’ils ne comprennent pas les courriers pourtant impressionnants qu’on leur envoie, qu’ils ne prennent pas en compte les appels téléphoniques du personnel de l’agence, car nous essayons aussi de privilégier l’oral, les sportifs étant parfois plus familiers de la discussion. En dépit de toutes nos explications, de les inciter à prendre un avocat, de se faire conseiller, de rechercher dans vos compléments alimentaires si vous pensez que cela est l’origine du produit, et de ne pas attendre pour agir, nous constatons qu’ils demeurent dans le déni. C’est dommage car selon certaines informations, nous pourrions moduler la sanction, à la baisse.

Les violations multiples des règles anti-dopage sont mieux découvertes grâce aux enquêtes

Pour les personnes qui n’acceptent pas la composition et qui passent devant la commission des sanctions, les délais apparaissent très longs. Pour quelle raison ?

C’est vrai que pour les dossiers qui suivent le parcours complet, la moyenne sera d’environ 6 mois-1 ans pour la moyenne basse. Le stock de dossiers a beaucoup diminué, et nous permet de réduire les délais. Et effectivement, il y a des dossiers où le délai est entre 1 an et 2 ans. En réalité, maintenant que le stock qui était très important a diminué, les dossiers qui dépassent les 1 an sont des dossiers où les sportifs eux-mêmes demandent des reports d’audiences. Ou bien la commission des sanctions s’abstient d’inscrire à son agenda des affaires pour lesquelles elle sait que le sportif ou son avocat nous ont écrit pour nous informer qu’ils ont demandé une analyse complémentaire, ou qu’ils recherchent un complément d’information. Ce sont des éléments liés à l’exercice de la défense. Dans ces dossiers, il y a en fait une demande officieuse, ou officielle de report de l’audience, pour exercer la défense. Dans un souci bienveillant, ces demandes de report ou d’extension de délais sont accordés. Parfois, on sent que cela peut aboutir à quelque chose. Parfois, on peut être plus dubitatif, et à la fin, on sent bien que ces délais n’ont pas été mis à profit. Les délais supplémentaires ne sont pas garants d’une meilleure défense. Mais que ce soit côté collège ou commission des sanctions, nous préférons accepter les délais pour éviter qu’il apparaisse que la date a été fixée de manière arbitraire. Cela explique la situation des dernières affaires qui ont duré presque deux ans.

Un deuxième cas de longs délais va peut-être croître à l’avenir. Nous commençons à avoir des cas avec multiples violations. On part d’un RAA, et plus on avance, plus on découvre d’autres violations des règles anti-dopage. Soit par d’autres organisations anti-dopage, soit par nous-mêmes. Là, il y a peut-être intérêt à retenir la décision sur le RAA, pour intégrer les différentes violations. C’est l’exemple très simple de la falsification. Nous sommes confrontés à beaucoup de falsifications. Certes, elles ont certainement toujours existé, mais maintenant, on les débusque beaucoup mieux. C’est l’un des grands apports des pouvoirs d’enquêtes. Une affaire peut apparaître close sur la base d’un certificat médical, et puis rebondissement, quelques mois plus tard, on s’aperçoit que le certificat médical est faux. Du coup, cela réouvre la première violation, et le dossier se voit relancé par la deuxième violation. Je n’exclus pas que nous ayons ainsi des dossiers plus lourds. Et forcément, quand on est dans cette démarche, on sait bien que le sportif ne va pas signer d’accord ! Nous nous trouvons aussi avec en face de nous, des sportifs qui ont une attitude, au mieux indifférente, au pire hostile et très agressive médiatiquement. C’est plutôt l’idée Je ne suis pas l’auteur, je suis la victime !

Très récemment, deux affaires qui mettent en cause des athlètes pour des problèmes liés à la localisation et/ou aux no show sont apparues, celle d’Amaury Golitin, suspendu provisoirement, et de Mouhamadou Fall, en phase de justification. Cela signifie-t-il que cette piste des localisations sera de plus en plus utilisée par l’Agence Française pour sortir du simple contrôle positif RAA, et utiliser toute la palette des 11 violations qui existent dans le Code Mondial ?

Absolument. Deux grandes affaires, l’affaire Calvin et Claude-Boxberger, ont été intéressantes, car elles ont permis de préciser un certain nombre de règles, plutôt pour nous à l’agence. Et aussi en termes de plongée dans la manière d’échafauder un comportement dopant. Nous aurons peut-être moins de dopage, mais du dopage beaucoup plus construit quand on constate le dopage. Ces affaires ont vraiment eu un rôle révélateur, en déchirant le voile de naïveté que certains pouvaient avoir, en pensant qu’il y a toujours une part de négligence. Si je prends l’affaire Claude Boxberger, qui a été jugée publiquement et devant le Conseil d’Etat, on constate le RAA, qui est l’origine du dossier, puis tout autour, un comportement à la frontière de la falsification. Il y avait pratiquement tous les classiques du genre : la volonté d’échapper aux radars de la localisation quelques jours après l’administration de la substance, un travail de « sape » dans les procès-verbaux, pour essayer de perturber l’analyse qui pouvait être faite, tout un comportement que je qualifierai d’influence sur un entourage pour obtenir au moins de la sympathie, voire un soutien. Ce dossier cristallise l’ensemble de ces comportements. En général en matière de RAA chez un sportif de haut niveau, en cas de substance lourde, en réalité, il y a toute une réalité de comportements, qui ne sont pas directement dopants, mais qui participent à la pratique dopante. Ces deux affaires nous ont bien éclairé sur les pratiques dopantes, et c’est aussi à ce moment-là que les pouvoirs d’enquête sont arrivés à l’agence. Maintenant, à partir d’un RAA, il faut aller chercher l’ensemble des pratiques dopantes, essayer d’acculer le sportif qui se dope, le pousser à la faute en utilisant l’ensemble des instruments à notre disposition : la localisation, les pouvoirs d’enquête pour vérifications, on multiplie les informations pour vérifier si les sportifs sont au bon endroit. Ces affaires ont été un apprentissage, pour aller chercher l’ensemble des moyens et traquer ce type de comportement. Effectivement, le RAA ne suffira pas, il faut aller chercher sur la localisation. Tous les manquements de localisation ne traduisent pas une pratique dopante. Mais j’ai la conviction que toute pratique dopante, pour les personnes soumises à localisation, passent par des mouvements de localisation. C’est évident ! D’autant que notre objectif n’est pas d’accumuler les problèmes de localisation pour faire du chiffre. Nous n’allons pas chercher la « petite bête » à tout le monde pour accumuler les défauts de localisation. Bien au contraire. Nous faisons tout un effort depuis l’année dernière pour que dès qu’un sportif est intégré dans le groupe cible, il reçoive un appel du département Prévention pour lui expliquer ses obligations de localisation, qu’il peut nous appeler dès qu’il a un doute. J’ai tendance à penser qu’on fait cette partie du chemin pour éviter les manquements par négligence. Ca marche plutôt bien car on constate qu’il y en a moins. Mais nous sommes d’autant plus durs quand on constate des manquements. On envoie des mails, des textos, aux sportifs. On passe aussi par les fédérations. J’estime qu’on met tout en œuvre pour éviter le doute du sportif. Du coup, on est beaucoup plus intransigeants quand on constate des manquements, et surtout sur plusieurs mois d’affilée.

Le sportif se localise sur les réseaux sociaux, mais oublie de le faire sur Adams !

On entend souvent les sportifs se plaindre de la difficulté d’utiliser Adams, et des contraintes que cela leur impose de devoir se localiser chaque jour. C’est toujours difficile de faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui est de la fumée. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que ce qui a changé est l’apparition des applications sur les portables. Il suffit quasiment d’actualiser sur son téléphone. L’outil technologique a participé à l’acceptation de cette contrainte, qui est une vraie contrainte. Mais il y a aussi une question de bonne volonté. On trouve toujours très compliqué ce qu’on ne veut pas vraiment accepter. Il y a aussi la question du tiers qui remplit la localisation pour le sportif. Déléguer cette tâche n’est pas se déresponsabiliser. Si j’étais un peu ironique, je dirais aussi qu’on constate une maîtrise technologique lorsqu’il s’agit de s’afficher sur les réseaux sociaux et bizarrement, une phobie administrative lorsqu’il s’agit de remplir Adams ! Heureusement, la très grande majorité des sportifs sont parfaitement dans les règles. Parfois, nous avons un sourire lorsque le sportif nous explique que c’est très compliqué alors que le département des contrôles constate que la localisation est parfaitement faite sur les réseaux sociaux avec des photos ! Il nous faudrait peut-être penser à une communication poil à gratter, en leur répondant mais c’est bizarre, sur Adams, vous n’êtes pas à New York, vous êtes à Marseille ! Je le dis en souriant, mais au fond, cela montre une négligence totale sur un aspect de la vie du sportif, qui fait maintenant partie de la pratique du haut niveau.

On entend aussi le reproche qu’au contraire d’un résultat positif, ces problèmes de localisation peuvent être orientés par l’Agence, qui peut être plus attentive à certains sportifs qu’à d’autres. Et qu’il est donc possible de diriger les procédures contre l’un plutôt que l’autre. Par exemple, pour évoquer le cas d’Amaury Golitin, il est question d’un harcèlement de votre part. En bref, l’Agence pourrait choisir sa tête de turc. Que répondez-vous ?

Techniquement, ce serait compliqué. Les sportifs ne doivent pas oublier que l’Agence travaille en permanence sous le regard de l’AMA. L’AMA a accès à l’ensemble des données Adams. Ils voient comment nous gérons les cas. Si l’on prend le cas de la soustraction, on pourrait dire que c’est moins évident que le RAA, et qu’il y a donc une marge de manœuvre pour être plus ou moins coulant avec le sportif. Mais tout manquement est notifié à l’AMA, y compris au stade où on n’a pas encore constaté, qu’on a seulement des soupçons, et qu’on est susceptible d’ouvrir une procédure. L’AMA joue son rôle de régulateur et harmonise les pratiques, y compris entre pays. Elle peut réagir en disant que vous relevez des manquements, et que vous avez toujours des raisons suffisantes pour les annuler. L’AMA le voit et peut réagir à cette bienveillance. Avec cette surveillance, on pourrait difficilement se prêter à un jeu de favoritisme. Mais il y a toujours l’idée qu’une procédure a été enclenchée par quelqu’un. Ce qui est frustrant c’est que la violation basée sur les manquements de localisation repose tout de même sur 3 manquements sur un temps suffisamment long. Le sportif est averti à chaque fois. Je suis toujours étonné de voir que des sportifs avec deux manquements ne changent pas radicalement leur comportement. Ils savent qu’ils sont au bord du précipice. Nous sommes actuellement en train de sensibiliser certaines fédérations où les sportifs comptent deux manquements, que potentiellement, la suspension de deux ans ne leur permettra pas de disputer les JO de Paris. Certains sportifs sont actuellement en train de jouer leur participation aux Jeux parce qu’ils sont négligents sur la localisation. Le sportif se met lui-même en danger ! Sans citer de cas direct, je précise aussi que lorsque l’Agence accepte d’annuler un manquement, nous sommes bienveillants, mais pas crédules et nous ne nous interdisons pas d’aller ensuite vérifier les éléments produits par le sportif. Nous pouvons accepter de retirer un manquement, selon les circonstances. Comme cette sportive contrainte d’amener son enfant à l’hôpital pendant la nuit, et absente le matin à la visite du préleveur. En revanche, le sportif doit comprendre que lorsqu’il nous fournit certains éléments, on peut les vérifier. Cela va redonner de la force à notre dispositif, grâce aux pouvoirs d’enquête, qui peuvent démontrer les mensonges. Remettre de faux documents n’est pas anodin, à n’importe quelle administration d’ailleurs. On ne peut pas espérer passer à travers les mailles du filet.

Derrière l’idée que l’on oriente les problèmes de localisation, pointe le reproche plus général qu’il y a des athlètes protégés par l’autorité anti-dopage. Que répondez-vous à ça ?

Il y a aussi la déclinaison, qu’il y a des sports protégés. Vous allez toujours au cyclisme et à l’athlétisme, et jamais au tennis ou au football. Vous allez sur les sports individuels et jamais sur les sports collectifs. Ou encore la version des présidents de clubs, vous faites toujours les joueurs de mon équipe, et pas de celle d’en face. Et dans chaque discipline, un sportif dit vous vous acharnez sur moi. On a le discours dans toutes les variations imaginables. C’est compliqué de lutter contre ce type de préjugés, car par nature, faire la démonstration de quelque chose qui n’existe pas est toujours difficile. C’est une interpellation de beaucoup de sportifs, qui veulent toujours être sûrs qu’il y a une équité de traitement. Et ceci est fondamental dans la construction du système anti-dopage. Surtout sur l’aspect de savoir si tous les pays font les mêmes efforts. J’essaie de répondre en montrant les garanties qu’apporte le système anti-dopage. Je le dis d’autant plus que ça fait environ 18 mois que j’ai intégré la communauté anti-dopage, et que je regarde encore avec un œil « neuf ». Ce qui me frappe par rapport à beaucoup de secteurs, c’est à quel point ce système est intégré et modélisé. L’AMA a fait un travail impressionnant. Le système est puissant car il y a un régulateur, l’AMA, qui a un regard permanent. Certains diraient même tatillon, car parfois agacés par des demandes très précises sur des dossiers. Nous avons un régulateur, qui régule les AUT, les contrôles, les enquêtes, les sanctions disciplinaires. Il y a une volonté d’harmonisation des sanctions, pour qu’elles soient identiques partout dans le monde. On ne peut pas se laisser aller à une certaine clémence.

La deuxième garantie est que, et cela peut avoir des mauvais côtés, le système anti-dopage est particulièrement complexe. Entre les agences nationales, les fédérations internationales, l’ITA, qui opère pour certaines fédérations, et le régulateur l’AMA, c’est assez touffu. Mais le grand intérêt du système est qu’hormis le cas d’une dissimulation institutionnalisée, comme en Russie, si une agence anti-dopage devient en retrait par rapport aux autres, un autre prendra le relais. Il y a un système de compensation et de filets de sécurité qui fait que, normalement, le système ne peut pas s’affaisser. On le voit particulièrement durant cette période pré-olympique. Aujourd’hui, c’est un travail de tous les jours entre l’ITA et les organisations nationales. L’ITA cible les sportifs potentiellement olympiens, pour qu’ils aient leurs fameux trois contrôles avant de partir. A l’AFLD, nous suivons la liste ITA à 100%. Si des agences ne suivent pas, l’ITA le fait. Et nous, nous ajoutons des noms parce que nous avons une connaissance du terrain, qui nous permet de détecter des sportifs qui n’ont pas été vus par l’ITA. Ce système touffu fonctionne bien : si une agence a « loupé » un sportif, un autre le fera. C’est une garantie d’efficacité du système. Ils ne sont pas soumis à l’arbitraire de l’agence française s’ils sont français. Ils sont soumis à l’ensemble du système, d’une autre agence, de leur fédération internationale s’ils sont en compétition à l’étranger. Aujourd’hui, même si on part sur le principe, qui n’est pas vrai, qu’une agence anti-dopage veut protéger de manière douce des sportifs, être moins regardante, ce serait vu. Le sportif « manqué » serait vu par la fédération internationale, ou par une autre agence. Personne n’a intérêt à montrer qu’il ne fait rien, et que ce sont les autres qui font la police chez lui. Ce regard des pairs est suffisamment important pour que tout le monde « se tienne ». Et en final, le régulateur est là. On l’a vu lorsque l’AFLD a eu un audit. Ce n’est jamais agréable, mais c’est un merveilleux accélérateur pour améliorer ses procédures. C’est la meilleure garantie qu’on puisse apporter aux sportifs. Mais il est vrai qu’il est difficile de contrer cette impression.

Les règles françaises obligent à accorder aux sportifs un délai suffisant pour se défendre

L’AIU qui gère l’anti-dopage pour World Athletics a une position très offensive concernant les suspensions provisoires, qui sont exécutées très rapidement. Par exemple, sur le championnat du monde d’Eugene, on a vu un marathonien disposer de seulement 24 heures pour se défendre sur son contrôle positif, et être sorti de sa compétition la veille. En France, la méthode est beaucoup plus soft. Pour quelle raison existe-t-il une telle différence ?

Pour des raisons essentiellement juridiques. Effectivement, le Conseil d’Etat est très attaché au contradictoire. Il nous l’a dit lors d’un référé sur Claude-Boxberger. Il nous a été rappelé que la suspension provisoire peut être levée à tout moment par la Présidente de l’agence, qui doit savoir si elle est toujours nécessaire. Un sportif peut aller à nouveau en référé pour faire lever sa suspension provisoire, en estimant qu’il n’y a rien de nouveau. Nous sommes sous le contrôle permanent du Conseil d’Etat dès qu’un sportif va en référé. Il faut donc être très prudent sur la suspension provisoire. Et le deuxième point est que le Conseil d’Etat estime que pour appliquer la suspension provisoire, il faut mettre en mesure le sportif de produire sa défense en temps utile. Il faut proposer au sportif de pouvoir s’expliquer. En pratique, en cas de suspension provisoire, lorsque l’on anticipe des compétitions à venir très proches en date, nous proposons au sportif des créneaux d’audition très rapides, y compris en visio-conférence, avec la Présidente de l’Agence. On propose un créneau avant la compétition et après. Ceci pour pouvoir prouver aux juges français que nous avons bien permis au sportif de faire valoir sa défense en temps utile. Parfois, du fait du calendrier sportif, il n’est pas possible de suspendre le sportif, car on n’a pas eu le temps de l’entendre. Cela explique de manière pratique la différence de traitement entre l’AIU et l’AFLD. Aujourd’hui sortir un sportif quasiment manu militari d’une compétition nous placerait vraiment en délicatesse face au Conseil d’Etat s’il fallait justifier cette pratique. Il serait considéré qu’on n’a pas vraiment permis au sportif de présenter en temps utile sa défense.

Sur le volet de la communication, on note aussi une différence majeure entre l’AIU et l’AFLD. L’AIU communique dès qu’une suspension provisoire est décidée, ou lorsqu’une sanction est prise. A l’AFLD, les suspensions provisoires sont plutôt connues « par la bande », et rarement confirmées officiellement. De même les décisions de la commission des sanctions sont publiées sur le site sans qu’il n’y ait d’information pour en avertir. Pour quelle raison être aussi discrets ? Pourquoi ne pas convoquer des conférences de presse pour se réjouir de vos réussites ? Pourquoi ne pas communiquer plus pour montrer que le système marche ?

Julien Marival (le responsable communication de l’Agence) connaît ma réponse, car il est le premier à m’interpeller sur ces questions. Julien Marival m’explique qu’en tant que journaliste, il a été frappé par la grande discrétion de l’agence. Jérémy Roubin poursuit : il y a deux niveaux. Il y a une part d’habitude héritée de l’approche de l’agence à son origine, pendant les 10 premières années. L’Agence était un organe disciplinaire. C’était hérité des autres organes disciplinaires qui statuent sur leurs membres, comme les médecins… Mais la raison principale est la raison juridique. Les fédérations internationales ne sont pas soumises à des juridictions nationales. On l’a vu sur la suspension provisoire. Parfois, quand je vois comment procède l’AIU, ou d’autres fédérations internationales, et on en parle avec Antoine Marcelaud, le juriste de l’Agence, nous évoquons le fait qu’une agence européenne ne pourrait se permettre la même chose. Car très rapidement, devant un juge, ce serait retoqué. Typiquement, sur la communication, nous sommes bloqués par les obstacles juridiques. Aujourd’hui, les décisions de la commission des sanctions et les accords sont affichés sur le site de l’agence, avec un affichage qu’on peut qualifier de discret. On n’est pas sur un bandeau qui s’affiche sur le site ! En réalité, le sujet est très d’actualité : ainsi l’agence allemande ne publie aucune décision car la CNIL allemande estime que ce sont des données personnelles, qui ne doivent pas être publiées. Nous, jusqu’à maintenant, en France, nous avons réussi à maintenir le principe de la publication. Mais c’est accueilli avec réserve par le Conseil d’Etat, qui estime que le système de publication généralisée est problématique car il ne permet pas de moduler selon la situation de chaque sportif poursuivi. Jusqu’à maintenant, nous avons réussi à préserver cette publication, selon le souhait de l’agence. Mais même pour ce qui est évident, le bout du processus disciplinaire, même cette publicité-là est fragile dans le contexte français. C’est la raison pour laquelle nous sommes prudents dans les publications, pour ménager à la fois le principe, sans s’exposer à l’excès, au risque qu’un jour, quelqu’un conteste ce principe. Actuellement, il existe un recours devant la Cour de Justice Européenne, à la demande de l’Autriche, où est clairement posée la question de la compatibilité de la publication des décisions anti-dopage, et la protection de la vie privée et des données personnelles. Si ce recours aboutissait, cela poserait problème pour une vingtaine d’agences anti-dopage, et donc pour l’AMA.

On peut aussi voir qu’il manque sur le site de l’AFLD des décisions. Par exemple, pour la commission des sanctions du 8 juin, il apparaît la décision numéro 1 et numéro 4, et il manque la 2 et la 3. Pourquoi ?? L’autre point, est que les décisions publiées comportent peu de détails. En lisant les décisions de l’AIU, qui sont entièrement détaillées, on peut constater jusqu’où les sportifs sont prêts à aller dans les mensonges, en inventant de faux accidents, de fausses maladies, de fausses hospitalisations. Cela a tout de même un rôle éducatif pour mieux comprendre le dopage et l’anti-dopage. On peut aussi constater tout récemment sur le site de l’AFLD une publication anonyme avec une sanction de 4 ans d’EPO. Pourquoi cet anonymat ?

Pour le retard dans les publications, ce sont parfois des délais de traitements. Pour les publications anonymes, elles nous sont imposées sur le récréatif par les règles de l’AMA. Cela concerne le sportif de niveau récréatif, et pour la France, cela signifie ne pas avoir participé au Championnat de France dans les 5 années précédentes. Ce n’est pas un sportif du dimanche, mais c’est un sportif hors circuit. Typiquement, c’est la règle de l’AMA. La publicité est la règle, sauf pour les mineurs et les récréatifs.

Dans 80% des cas, le collège et la commission des sanctions sont d’accord sur les décisions

J’aurais souhaité vous interroger sur les dissensions qui semblent exister entre la Commission des Sanctions et l’Agence. Comment pouvez-vous les expliquer ? S’agit-il de simples différences d’interprétations sur les dossiers ou bien peut-on parler d’un vrai désir d’indépendance de la Commission des Sanctions ?

C’est une bonne question car une petite musique s’est installée. Il est question de différend, de guerre ouverte entre le collège et la commission des sanctions. Nous avons fait l’exercice de mesurer objectivement si différend il y avait, de quelle ampleur il s’agit, et pour voir quelles sont les différences entre les décisions prises par la Commission des Sanctions et le collège. On se rend compte en réalité que c’est extrêmement ténu. Sur les 27 décisions que la commission des sanctions a rendues en 2021 pour dopage humain, elle a suivi intégralement le collège dans 63 % des cas. Dans 15 % des cas (4 affaires), elle n’a pas suivi le collège de façon significative et dans 7 % des cas (2 affaires), ses décisions ont donné lieu à un recours de la présidente auprès du conseil d’Etat. Les cas de divergence ont été peu nombreux. En réalité, 1/3 des cas sont réglés par le collège, dans 4 cas sur 5 qui vont devant la commission des sanctions, le collège est globalement suivi (par exemple suspension de 6 mois au lieu de 8 mois). Dans quelques cas, le collège n’est pas suivi, cela tenait souvent au contexte de la suspension. Mais le plus embêtant provient de ces cas qui ont fait l’objet d’un recours de la Présidente de l’Agence. Avec 3 recours en quelques mois, dans la période fin 2020 et début 2021. Ces recours sur une période concentrée ont eu du retentissement, surtout parce qu’il s’agissait de cas emblématiques, celui de Marion Sicot et Ophélie Claude-Boxberger. Le collège avait estimé qu’il fallait rester en accord avec les règles du Code mondial, et que la sanction ne correspondait pas à la nature de la substance, susceptible d’une sanction de 4 ans. On allait sur une forme d’inégalité. Et cela a été confirmé ensuite par le Conseil d’Etat. Compte tenu de la qualité des sportives concernées, et des produits, ces cas ont mis en exergue ces différences d’approches. Et cela a débouché sur cette idée d’une guerre entre les deux. Pourtant, dans 80% des cas, il n’y a pas de différence sur les sanctions. C’est important de le rappeler car le recours déposé par la Présidente de l’Agence auprès du Conseil d’Etat a souvent été mal compris. Il est pourtant logique, compte tenu que le Collège demande une sanction qui n’est pas suivie par la Commission. C’est un mécanisme qui existe dans toutes les autres autorités indépendantes, Autorités des Marchés Financiers… C’est aussi ce qui existe dans la justice civile, où le Parquet fait appel de certaines décisions.

N’est ce pas aussi dû au fait qu’il est difficile de comprendre comment est fixée la durée des sanctions ? Précédemment, la sanction était de 4 ans systématiquement. Maintenant, on observe des sanctions à 2 ans, parfois 18 mois. Récemment pour la sanction de Susan Jeptooo, de 18 mois, je n’ai pas réussi à comprendre pourquoi cette durée. Cela devient plus compliqué de comprendre avec cette modulation assez différenciée.

On est passés en quelques années d’un système assez simple, mais assez rustique, qui accréditait l’idée du barème. On nous demande une prise en compte de plus en plus des circonstances, et une modulation. Nous sommes dans un entre-deux car on voit que les mécanismes de modulation ont été mis en place. Mais on n’est pas encore arrivés à un système complètement visible, car sauf si l’on est au quotidien dans le système, on se demande qu’est-ce qu’on a pris en compte pour justifier la modulation. Il y a une forme de régulation qui peut différer selon les violations. Dans certains cas, le Code du Sport prévoit entre 1 et 2 ans en matière de violation des localisations. Et puis, sur la présence d’une substance, c’est entre 2 et 4 ans. On part d’une durée qu’on réduit ou qu’on augmente. Nous avons eu des cas avec des circonstances atténuantes, et des circonstances aggravantes. Nous avons appliqué des circonstances aggravantes, quand il y a de nombreuses substances. Nous avons essayé de développer des critères équitables pour ne pas statuer à la tête du client. A la baisse, ce qui est essentiel, c’est l’absence d’intention. On part de 4, on arrive à 2. Et ça devient plus fin, pour passer entre 2 ans et zéro, c’est l’absence d’intention, l’absence de négligence, ou l’absence d’intention et de négligence significative. C’est vrai que lorsqu’on commence à utiliser ces mécanismes-là, les organes, collège ou commission des sanctions, retrouvent un peu de marge d’appréciation. Mais du coup, c’est moins net que 4 ans pour de l’EPO. Un élément vraiment important dans l’appréciation est celui de savoir si le sportif a indiqué ou non à son médecin qu’il était sportif. La négligence est plus forte s’il ne l’a pas indiqué.

Plusieurs affaires de dopage en athlétisme, comme pour Clémence Calvin, Ophélie Claude-Boxberger, Susan Jeptooo, ont également fait l’objet d’enquêtes policières menées à la demande des tribunaux, sans que les éléments collectés durant ces investigations n’aient été intégrés dans les procédures de l’AFLD. Pouvez-vous nous repréciser le cadre des relations de l’agence anti-dopage avec la justice ?

Nous n’avons pas accès aux informations des enquêtes policières et procédures pénales. Je pense que légalement, nous sommes allés au bout de ce que nous pouvions faire en termes d’autorisation législative pour permettre la circulation d’informations. Aujourd’hui, le Code du Sport permet l’échange de renseignements occasionnels y compris nominatifs, avec les services de l’Etat, gendarmerie, douanes. Et l’article 122 20 20-3 permet à l’autorité judiciaire le transfert d’informations sous l’autorité du Procureur, éventuellement en nous demandant de ne pas s’en servir comme procédure disciplinaire. L’idée est que ça sert à mieux comprendre, et à mieux cibler les contrôles, mais nous ne pouvons pas utiliser ces pièces dans notre dossier. Le Code du sport permet une communication calibrée, la transmission des décisions de justice, qui n’est pas systématique. Toute cette communication existe dans le code du sport. Mais le problème est que l’autorité judiciaire ne connaît pas suffisamment ce qu’il est possible de faire avec les autorités anti-dopage.  Ce n’est même pas de l’hostilité, c’est une forme de méconnaissance. Notre politique est de nous rapprocher du Parquet, pour expliquer ce que l’Agence peut faire pour les aider, que les deux autorités sont complémentaires, et que nous pouvons être un bras armé pour l’autorité judiciaire. Nous expliquons au Parquet que, concrètement, si des suspicions existent sur une personne, nous pouvons les épauler. Nous avons tellement d’informations sportives que nous pouvons les vérifier pour cette personne. Nous pouvons leur indiquer s’il y a eu des contrôles atypiques. Nous pouvons aussi cibler des contrôles. Nous pouvons faire des contrôles pendant une garde à vue. Nous pouvons faire l’analyse de produits saisis. Nous pouvons expliquer si un produit a un intérêt dopant.  Nous avons vraiment une expertise pharmacologique. S’agissant de personnes pour lesquelles nous avons des échantillons, nous leur rappelons que nous pouvons même réanalyser des échantillons pendant 10 ans. En réalité, nous pouvons mettre à disposition beaucoup d’informations. Simplement, si nous n’avons pas d’informations entrantes, nous ne pouvons pas faire de demandes. J’essaie d’expliquer que leurs informations peuvent nous être utiles pour creuser certaines pistes déjà ouvertes. A l’inverse, cela permet de consolider un dossier judiciaire. Si l’on effectue un prélèvement à une personne en garde à vue, et qu’il s’avère positif, tout le monde est gagnant. Cela consolide le dossier judiciaire, et nous pouvons ouvrir une procédure. Mais c’est encore quelque chose à construire pour expliquer que nous sommes là, que nous pouvons aider.

Est-ce que la perspective des JO pourra mieux dynamiser ce relationnel entre autorité judiciaire et agence anti-dopage ?

C’est le levier qu’on essaie d’activer, en expliquant que pendant les Jeux, il faut être parfait dans la coordination entre les différents acteurs, gendarmerie, douanes, autorité judiciaire, agence anti-dopage. Nous sommes branchés sur toutes les agences anti-dopage du monde, avec l’obligation de se transmettre entre nous les informations. Nous pouvons donc avoir facilement par ce réseau-là des informations que l’autorité judiciaire peut rechercher, simplement en interrogeant nos collègues autrichiens, colombiens, chinois. Nous allons travailler pour que les relations avec l’autorité judiciaire évoluent.

C’est une autre lutte à mener !

Oui, c’est exact. Mais il y a un potentiel d’articulations énorme. Nous les entrevoyons bien et nous n’attendons que de dynamiser cette coopération.

Interview réalisée par Odile Baudrier

AFLD – le 21 juillet 2022