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JAMAIQUE, QUANT LE SPRINT DEVIENT UN BUSINESS ULTRA LIBERAL

Usain Bolt, l'ambassadeur du sprint jamaïcain

Usain Bolt, l’ambassadeur du sprint jamaïcain

Création de nombreux centres d’entraînement privés, investissement des marques running, détection dès l’âge de 8 ans, création de nombreux meetings locaux, un pool de 200 coachs IAAF, l’athlé jamaïcain est en pleine ébullition à l’approche des J.O.
Voici un dossier complet pour mieux comprendre la réalité du sprint en Jamaïque. Enquête réalisée avec l’aide de Pascal Rolling, l’un des plus fins observateurs de l’athlétisme jamaïcain pour avoir découvert et signé Usain Bolt pour le compte de Puma.

 

LA BATAILLE DES ECOLES

Neville McCook avait raison : la base, c’est la formation des entraîneurs. Mc Cook était un visionnaire, dès le début des années 2000, il avait prédit ce que serait le sprint jamaïcain, une décade plus tard.

C’est donc lui qui a jeté les bases du développement de la formation des coachs qui aujourd’hui officient soit à titre privé soit pour le compte des écoles. Un centre de formation a ainsi été créé pour initier au coaching, installé dans le quartier de Spanish Town, et financé par les Cubains. Maurice Wilson en est le directeur technique. Il fut autrefois le coach d’Holmwood Technical.

Ainsi 200 entraîneurs sont recensés aujourd’hui dans toute la Jamaïque après avoir été formés par cette structure, sorte de Creps local,  dont le financement est essentiellement assuré par le système des donations, un principe qui accorde ensuite le droit aux généreux donateurs de pouvoir intervenir dans le recrutement des coachs pour telle ou telle école.

Et ces écoles se livrent une rude bataille pour s’attacher les services des meilleurs coachs. Un système redoutable et impitoyable avec l’obligation pour les coachs de permettre à leur école de remporter les Champs ou au mieux de monter dans la hiérarchie nationale. Pascal Rolling est précis dans son jugement : « Le coach doit délivrer un résultat, sinon, il saute ».

Ces coachs sont donc le matin profs de sport puis l’après midi, ils dirigent les entraînements dans des écoles sponsorisées par les grands marques de running, Puma qui fut le pionnier du système, en compte 8 mais Adidas, Nike, Under Armour sont également dans la course à la détection de la perle rare. A savoir…le futur…Usain…Bolt !!!

Tous les espoirs actuels du sprint jamaïcain sont issus de ce système de détection qui débute dès l’âge de 8 ans. Citons Elaine Thompson (voir ce dossier), Nigel Ellis, Natasha Morisson ou bien encore le génie des haies, Jaheel Hyde, champion du monde cadets sur 110 H puis champion du monde juniors sur 400 H et Michael O’Hara.

Il n’est nullement certain que le futur Bolt, ce soit pour demain, même pour après-demain, mais les structures, dans un schéma ultra-libéral sont là. Elles sont  uniques au monde.

bolt moscou 2013 a

MAIS QUI EST FRANO ?

Frano, on l’appelle ainsi, Stephen « Frano » Francis. C’est l’ennemi juré de Glen Mills l’entraîneur d’Usain Bolt et du RTC. Tous les deux, ce n’est pas un mystère, ils se livrent une vraie bataille d’égo « à qui sera le meilleur coach du monde ». Pour l’instant, l’avantage est encore à Glenn Mills mais jusqu’à quand ? A la retraite d’Usain Bolt, les cartes seront redistribuées.

Son groupe, le MVP comme Maximising Velocity Power est pléthorique, 80 sprinters qui évoluent sur la piste de l’Université UTECH. Avec une méthode inverse de celle de Glen Mills, Frano, lui il ne prend jamais dans son groupe un jeune qui a perfé en cadets – juniors et qui a explosé lors des Champs, une compétition réunissant les écoles de la Jamaïque et qui met l’île en transe.  Il porte son dévolu sur les places de 4 et 5 pour moduler, façonner, sculpter à sa guide, l’apprenti sprinter. La presse, ce n’est pas sa tasse de thé mais au Gleaner, le quotidien local, il affirmait en expliquant sa démarche : «Je prends des gars qui vont avoir comme objectif de battre les meilleurs.  Je veux qu’ils atteignent quelque chose qu’eux mêmes ne pouvaient imaginer »

Stephen Francis est adoré ou détesté. Il n’y a pas de milieu. Il est haï pour son côté arrogant lorsqu’il parle business, argent. Pour lui, c’est la priorité absolue des athlètes. On l’accuse d’être antipatriotique, sa ligne de défense est simple : « Je défends l’intérêt de mes athlètes, pour eux l’athlé, c’est un travail. Le drapeau national doit passer en second ». Dans une île qui pavoise facilement, ce n’est pas au goût de tous.

relais bolt drapeau a

MAIS QUI EST ELAINE THOMPSON ?

Tout simplement la future championne olympique sur 100 mètres !!! Bon, l’histoire ne s’écrit jamais à l’avance mais les spécialistes locaux s’accordent tous sur ce point, la jeune protégée de Stephen Francis est promise à un avenir en or.

Après Assafa Powel, Shelly Ann Fraser-Pryce, Brigitte Foster-Hylton, Melaine Walker, Shericka Williams et Sherone Simpson, voici la nouvelle coqueluche du « gourou » du MVP, la future étoile du sprint mondial féminin qui vient de crever l’écran en réussissant 10’’71 dès  sa première sortie 2016 à Kingston le 7 mai (vent mesuré à 2,4 m/s).

L’an passé, cette jeune sprinteuse s’était retrouvée au centre d’un petit scandale made in Kingston lorsque son coach, le fameux Frano, l’avait écartée des sélections jamaïcaines sur 100 mètres pour laisser la place nette à Ann Shelly Fraser-Pryce.

La presse ainsi que le petit monde de l’athlé local avaient crié au loup accusant Stephen Francis de bas calculs financiers. Elaine Thompson s’était ainsi alignée uniquement sur le 200 des Mondiaux de Pékin. Elle y remportait l’argent, battue de trois centièmes par la Néerlandaise Dafne Schippers. La Jamaïcaine réussissait le 5ème chrono de tous les temps passant de 23’’23 à 21’’66.

En cette année Olympique, Frano ne pourra pas refaire le coup deux fois, Elaine Thompson sera bien aux sélections jamaïcaines sur 100 et 200 m pour se battre contre les anciennes notamment Ann Shelly Fraser-Pryce invaincue depuis 2012 sur 100 mètres.

SMALL IS BEAUTIFUL ?

Deux structures d’entraînement dominent le sprint jamaïcain, le RTC de Glen Mills et le MVP de Stephen Francis, soit 80 athlètes dans chacun de ces groupes.

Cette structuration est récente, tout juste dix ans, née avec l’ascension d’un Usain Bolt sur l’Everest du sprint mondial apportant  la preuve que l’on peut réussir à devenir le meilleur sprinter du monde tout en restant au bercail.

Auparavant, la logique était de quitter son île, juste après les Champs, après avoir été recruté par une université américaine. Ce système avait au moins le mérite d’offrir aux jeunes « freshman » un plan B lorsque les rêves de réussir en athlé s’écroulent. Avec un MBA en poche, la rentrée dans la vie active, aux Etats Unis ou en Jamaïque s’annonçait plus certaine.

Aujourd’hui, très peu d’athlètes partent selon ce schéma. Une exception cependant, Akeem Blomfield 44’’93 sur 400 en 2015, poussé par ses parents, il a décidé d’intégrer l’université d’Auburn pour mettre toutes les chances de son côté.

Pour ceux qui restent au pays, en dehors des deux « majors », le RTC financé en partie par Usain Bolt et le MVP, tous les deux jugés trop pantagruéliques, de nouvelles structures privées se forment, plus petites, à taille humaine, où les athlètes ont le sentiment de bénéficier d’un entraînement individualisé. C’est le cas du groupe 400 – 400 H formé par Michael Clark avec l’appui technique de Bert Cameron, ex champion du monde du 400 mètres en 1983.  C’est encore le cas d’un groupe créé autour de Nigel Ellis espoir du 100 mètres. Quant à Maurice Wilson, il manage lui aussi un petit groupe dans lequel il vient de recruter Ristananna Tracey  qui marquait le pas dans une grosse structure (54’’52 sur 400 H en 2013). Elle a le potentiel pour une finale olympique.

relais jamaïque moscou 2013 a

L’EXODE VERS LE BAHREIN, UN PIS ALLER ?

Le Bahreïn peut-il remporter aux J.O. une médaille en sprint ? La question n’est pas aussi saugrenue que cela car après avoir « embauché » des demi-fondeurs, ce pays de la péninsule arabique a choisi d’élargir son recrutement avec des sprinters.

Le choix était facile, taper dans le vivier jamaïcain s’imposait comme une évidence avec cette nébuleuse de smicards du sprint qui ont toutes les peines du monde à intégrer soit l’équipe nationale, soit une écurie internationale leur permettant de disputer les grands meetings.

À 24 ans, Andrew Fisher a sauté le pas après avoir été international junior car même avec 9’’94 comme record personnel sur 100 mètres en 2015, son avenir sur la scène internationale ne lui était pas garanti. Il a rejoint l’équipe du Bahreïn avec laquelle la porte des J.O. s’est ouverte en grand.

Pour autant, il ne quittera pas son île natale, il poursuivra son entraînement avec le MVP, la structure de Stephen Francis, aux côtés de Julian Forte et de Kemarley Brown, lui aussi ayant opté pour la nationalité bahraïnie en 2015 ainsi que Shericka Williams certes en fin de carrière, médaille d’argent sur 400 aux J .O. 2008 et au Mondial 2009. Elle figurait encore dans l’équipe de Jamaïque présente au Mondial de relais au printemps 2015.

Aujourd’hui, selon les listes de l’IAAF, le Bahreïn a été le pays le plus recruteur de ces trois dernières années. 9 athlètes en 2013, 10 en 2014, et 15 en 2015.

Ce mouvement de troupes a jeté le trouble au sein même de la fédération jamaïcaine qui n’a pour autant aucun moyen de retenir ces athlètes qui souhaitent vivre de leur sport. L’hémorragie pourrait se poursuivre car d’autres pays se renforcent également avec des sprinters de Kingston dont la Turquie avec Emre Zafer Barnes né Winston Barnes (10’’14 sur 100 mètres).

 

> Texte et photos Gilles Bertrand