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Chaussures ? Dopage ? Parcours ? Les énigmes du marathon de Valence

Une nouvelle fois, le Marathon de Valence a livré des performances exceptionnelles ou plutôt, convient-il d’utiliser l’adjectif d’extravagantes. Un néo-marathonien kenyan qui boucle la distance en 2h01’45’’. Une marathonienne éthiopienne de 31 ans qui progresse de six minutes après être restée plus de deux ans sans compétition. Une Australienne de 45 ans qui améliore son record de 3 minutes pour courir en 2h21’.  A nouveau une densité incroyable, surtout chez les femmes, 7 en moins de 2h19’. Peut-on vraiment expliquer cette situation ??

L’air de Valence est définitivement très spécial, et chargé de doutes. Ce n’est pas cette édition 2022 du Marathon qui va inverser la tendance. Les résultats des deux premiers ne peuvent que faire sursauter et susciter les questionnements des puristes du marathon.

Et visiblement, le specticisme a grandi d’un cran cette année, alimenté par les résultats des deux vainqueurs surprises, Kelvin Kiptum et Amane Beriso. Pour preuve, l’attitude du journaliste américain Jonathan Gault de Let’s Run, qui s’est avoué partagé entre « L’optimisme : les conditions idéales-parcours rapide-lièvres de qualité, et les chaussures bien sûr. » ET « Le cynisme : quand quelque chose est trop beau pour être vrai dans le running, c’est que c’est trop beau ! »

Ou encore les réactions des internautes sur le réseau Facebook de « Run’Ix » : le qualificatif de « EPOUSTOUFLANT » utilisé pour évoquer le résultat de Kelvin Kiptum a suscité de nombreux Posts hostiles. Un rejet plutôt inhabituel sur « Run’Ix », où l’ambiance normale reflète plutôt un enthousiasme béat face aux chronos délirants.

Le deuxième semi de Kelvin Kiptum, une injure à la physiologie

Mais les performances de Kelvin Kiptum et Amane Beriso comportent des incohérences majeures. Déjà, le chrono de 2h01’53’’ du Kenyan étonne, vu qu’il s’agissait de son premier marathon de ce coureur de 23 ans, certes auréolé d’avoir couru à six reprises sous les 60 minutes sur semi-marathon.

Mais le choc est venu de son deuxième semi-marathon, 1h00’14’’, le plus rapide jamais couru, même lors des records du monde d’Eliud Kipchoge ou Kenenisa Bekela, et surtout du chrono réalisé sur le segment 30ème-40ème kilomètre : 28’05’’. C’est du jamais vu à ce stade d’un marathon ! Eliud Kipchoge, lui-même, n’en avait pas été capable, il n’avait pas couru aussi vite sur cette section à Vienne, lors du Challenge Ineos, lorsqu’il avait terminé en 1h59’, tiré par 41 lièvres.

Et bien sûr, en toile de fond, trône la situation délétère du dopage au Kenya. A peine une semaine avant le marathon de Valence, le risque d’une exclusion internationale de la Fédération d’athlétisme du Kenya était apparu en rétorsion à l’explosion de cas en 2022.

Le gros budget débloqué par le Gouvernement du Kenya et la volonté de modifier la loi kenyane pour traquer le dopage à l’identique des stupéfiants ont convaincu World Athletics de renoncer à toute suspension du pays.

Les nouvelles chaussures ne peuvent plus expliquer les progressions brusques

Ces efforts paieront-ils rapidement pour améliorer la situation ? Cela reste à prouver, puisqu’il est maintenant ouvertement expliqué que le dopage au Kenya est instrumentalisé par « un syndicat occulte rassemblant agents, entraîneurs, médecins », dixit le Ministre des Sports du Kenya.

Alors quelle confiance encore accorder à des athlètes kenyans ? Sebastian Coe, lui-même, a admis qu’elle serait difficile à restaurer. Mais visiblement, l’organisation du Marathon de Valence ne partage pas ces états d’âme. L’épreuve a conservé son cap, avec un plateau élite intégrant 10 Kenyans, ils seront cinq à terminer sous les 2h08.

La nouvelle technologie des chaussures remonte maintenant à 2019 pour Nike, et ne peut plus suffire à expliquer les bonds en avant actuels, et surtout pas ces errements dans les carrières. Ainsi pour le Turc Kaan Kigen Ozbilen : il renoue avec les 2h04’ déjà réalisés à Valence en 2019, époque où les chaussures carbone existaient déjà, mais il affiche maintenant 37 ans, et il est resté pratiquement deux ans sans compétition, depuis Valence décembre 2020, à l’exception d’un semi-marathon au printemps 2021.

L’incohérence du come back d’Amane Beriso

Un come back après une très longue éclipse, c’est aussi la situation vécue par l’Ethiopienne Amane Beriso, qui l’a vue émerger en victorieuse avec un chrono de 2h14’53’’, qui représente six minutes de mieux que son record précédent. Ce n’est pas banal, à 31 ans, et surtout après deux ans et demi sans compétition…

Son entraîneur Gefedu Dedefo invoque auprès de nos confrères de « Let’s Run », l’avantage apporté par les chaussures « miracle ». L’Ethiopienne ne les portait pas lors de son premier marathon, à Dubaï, en 2h20’, une marque que le coach évalue à 2h17’-2h18’ avec les supershoes.

Mais à Valence, on parle maintenant d’encore 3 minutes de moins. Ce n’est pas rien. Surtout pour une coureuse en difficulté plusieurs années pour des blessures. Ce premier marathon en 2h20 date tout de même de janvier 2016. Ensuite, elle s’est étiolée, multipliant les abandons en 2017, bloquée à 2h28 en 2018, complètement absente en 2019, un nouveau marathon en janvier 2020 en 2h24. Puis une disparition totale jusqu’en août 2022, à Mexico couru en 2h25’, et cette explosion finale à Valence. Le chrono ébranle, autant que cette capacité à retrouver le très haut niveau.

L’entraîneur Gefedu, spécialiste des propulsions brutales

L’entraîneur Gefedu Dedefo compte plusieurs années de coaching derrière lui, d’abord comme tête de pont en Ethiopie pour l’Italien Renato Canova, et a accumulé les belles réussites, mais en quelques mois, il propulse deux marathoniennes inconnues à la première place d’épreuves majeures : Tigist Assefa à Berlin couru en 2h15’37 et maintenant Amane Beriso.

Et pour les deux, un manager commun, Gianni Di Madonna. L’Italien, ancien marathonien, présent dans le milieu depuis trois décennies, n’avait pas dissimulé son exaspération à l’annonce du contrôle positif de Diana Kipyokei, membre de son Team, victorieuse à Boston en 2021 et entraînée par l’Italien Gabriele Nicola. Il avait alors insisté sur les règles imposées à tous les athlètes gérés par sa structure, à savoir la déclaration de tous les médicaments ingérés.

Un modeste garde-fou dans des pays où les gains importants issus des grands marathons internationaux suscitent bien des envies, des athlètes, comme de leur entourage. L’industrie du marathon s’est aussi bâtie avec ces profiteurs qui ont su exploiter les talents naturels des Kenyans pour les transformer en machines à cash à la faveur d’une bonne cure de produits, essentiellement des anabolisants. La prime des vainqueurs à Valence s’élève à 100.000 dollars !

Un record à 2h21’ à 46 ans, pour l’Australienne Sinead Diver

Valence n’a pas réussi qu’à des athlètes de l’Afrique de l’Est. La performance de l’Australienne Sinead Diver compte parmi celles qui ont fait sursauter les observateurs les plus attentifs. Boucler son marathon en 2h21’34’’ à 46 ans, avec plus de 3 minutes de mieux que son précédent record, tout en travaillant à temps plein et en élevant deux enfants, ce n’est vraiment pas anodin. Certes Sinead Diver n’a débuté la course à pied que tardivement, et n’a couru son premier marathon, en 2014, qu’à 37 ans.

Mais Kevin Beck, ancien journaliste de Running Times, a sorti sa calculette pour se livrer à une comparaison minutieuse des chronos des meilleurs hommes et meilleures femmes, face à ceux des coureurs et coureuses de la tranche d’âge 45-50 ans. Et le bât blesse : l’écart entre les 2h21’34’’ de Sinead Diver, âgée de 45 ans et 9 mois, et le record du monde féminin de 2h14’04’’ s’élève à seulement 5.6%. Alors que pour les hommes, on constate 10% d’écart entre le record d’Eliud Kipchoge et celui de Bernard Lagat, pourtant doté d’un sérieux palmarès dans ses catégories seniors.

Autre élément surprenant à charge de Sinead Diver : elle a couru un semi en avril 2022 en 1h09’00’’, soit 9.8% d’écart avec le record du monde de Letesenbet Gidey, 1h02’52’’. On retrouve ainsi ce chiffre repère de 10%, sans oublier que l’Australienne a réalisé ce chrono de 1h09’ à de multiples reprises depuis 2018.

Là encore, l’incohérence règne, et ne plaide pas en faveur d’une légitimité de la performance. Avec en filigrane, deux questions : la dérive vers des produits interdits ou un mesurage approximatif du parcours ??

Quels contrôles anti-dopage pour les marathoniens de Valence ?

On le sait, des contrôles négatifs ne garantissent pas complètement la « propreté » des athlètes, comme l’ont prouvé les exemples de Lance Amstrong et Marion Jones. Malgré tout, la possibilité de contrôles fréquents peut réduire la tentation de recourir aux produits dopants, par la crainte du « gendarme ». Et quelques repères sanguins permettent aussi de détecter des irrégularités qui pourront être utilisées ultérieurement, pour des procédures, comme on l’a maintenant souvent vu pour des Kenyans.

Les méthodes de surveillance des meilleurs mondiaux en marathon reposent sur leur intégration dans le groupe cible de l’Athletics Integrity Unit, et pour les meilleurs Français dans celui de l’Agence Française Anti-dopage.

Une rapide consultation des listes de l’AIU révèle que Kelvin Kiptum et Amane Beriso ne figurent pas parmi les 69 Kenyans et 65 Ethiopiens recensés au 4ème trimestre 2022. Et pas plus l’Australienne Sinead Diver, ou le Tanzanien Gabriel Geay (2ème en 2h03’) ou encore dans le TOP 10 : le Kenyan Ronald Korir (8ème en 2h05’37) ou l’Erithréen Kifle (10ème en 2h06’09).

Par contre, on retrouve bien dans la liste 6 coureurs classés dans le top 10 : le Kenyan Mutiso (3ème en 2h03’29’’), l’Ethiopien Tola (4ème en 2h03’40), le Turc Ozbilen (5ème en 2h04’36), l’Ethiopien Gelmisa (6ème en 2h04’56), l’Ethiopien Mengesha (7ème en 2h05’29), le Kenyan Kiplimo (9ème  en 2h05’40),

Pour prendre en compte le haut niveau du Marathon de Valence, l’Athletics Integrity Unit aurait effectué une surveillance spéciale avant l’épreuve sur certains coureurs d’élite, mais leur nom n’est pas révélé, et à date, il n’est pas confirmé que Kelvin Kiptum et Amane Beriso faisaient partie de cet échantillon particulier.

Trois des quatre meilleurs Français dans le groupe cible AFLD

Côté Français, Nicolas Navarro, Mehdi Frère, Félix Bour figurent bien partie le groupe cible français. Nicolas Navarro réalise un nouveau record personnel, 2h07’01’’, soit 1’30’’ de mieux que son record de Séville de février 2022.

Mehdi Frère boucle en 2h09’18’’, à 25 secondes de son RP (2h08’53’’) et loin de l’objectif espéré au vu de ses 1h00’32’’ réalisés sur semi, fin octobre, déjà à Valence.

Félix Bour boucle son premier marathon en 2h10’43’’, un an après avoir réalisé au semi de Valence son record personnel en 1h01’32’’.

Les autres Français présents à Valence ne font pas partie de cette liste, qui pour des raisons juridiques, comporte toujours un décalage important par rapport aux performances enregistrées. Ainsi les gros progrès cette année de Valentin Witz, qui gagne 2 minutes sur semi (1h03’45’’), 1 minute sur 10 km (28’45’’), et boucle à Valence son premier marathon en 2h10’04’’, n’ont pas, à date, provoqué son intégration. A noter d’ailleurs que les listes AFLD n’ont connu aucune modification officielle depuis le mois de mai 2022…

Combien de contrôles anti-dopage pour les Français ?

Alors, quels contrôles durant leur phase de préparation pour les quatre meilleurs marathoniens français de Valence ? Tous les quatre répondent immédiatement, en toute transparence, à ma question.

Nicolas Navarro : « 3 contrôles sur la période de préparation dont 2 sur le dernier mois. Comme d’habitude, l’info est à la portée de tous, je poste chacun de mes contrôles sur les réseaux sociaux».

Mehdi Frère : « je suis régulièrement contrôlé – 3 fois juste la semaine de la course plus un contrôle à l’arrivée».

Félix Bour : « j’ai eu un contrôle en stage le dernier mois. Ils m’ont loupé une fois 4 jours avant le marathon car ils n’avaient pas vu que j’avais changé ma localisation ».

Valentin Witz : « étant un sportif amateur, je n’ai fait l’objet d’aucun contrôle anti-dopage au cours de la période de préparation et du dernier mois ».

  • Texte : Odile Baudrier
  • Photo : D.R.