Abdellah Behar appartient à cette génération de coureurs marocains qui ont fait le choix de venir courir et vivre en France. En devenant Français, il devient l’un des piliers de l’équipe de France de cross pendant une décennie. Rencontre.
« Les Europe de cross, en 1994 ? Ah oui, ça c’est un bon souvenir ». « En fait, je ne voulais pas courir. Ma femme était enceinte de mon troisième enfant. Mais le DTN m’a supplié ». Abdellah Behar accepte de courir mais à une condition, qu’il puisse repartir aussitôt la course disputée. « Je n’ai même pas attendu la remise des médailles pour les équipes. Je ne me suis même pas lavé. J’ai foncé prendre l’avion ». Mais à Paris, lorsqu’il arrive, l’enfant est déjà né. Un troisième garçon. Le prénom lui est donné, ce sera Hachraf.
« Courir pour vivre »… la formule est consacrée, un cliché écorné qui échafaude les récits de ces coureurs nord-africains qui fin des années quatre vingt sautent la Méditerranée pour se frotter à l’inconnu, à cette France supposée terre d’accueil. Abdellah Behar est de ceux-là.
L’économie du running est alors en plein essor. Période faste, des heures glorieuses car les primes de course sont généreuses. La France du « Bipède » se quadrille ainsi, 10 000 francs au vainqueur à Niort, 40 000 à Reims, 3000 à Poissy, 4000 à Nuaillé, 2000 à Blanquefort….Pour ne citer que quelques exemples puisés dans l’édition 1989 de ce guide des courses pédestres épais comme un missel. Il n’y a pas de fausse honte à parler primes, mais bien de la fierté de la part de l’organisateur d’afficher ainsi son standing de course à travers ces enveloppes distribuées au cul des podiums d’animation.
Abdellah Behar tente ainsi sa chance en 1988. Seul, il n’a que 20 ans. Car il n’y a ni managers, ni filières pour organiser la venue de ces coureurs des pays de l’Est et du Maghreb. Une sœur qui l’accueille à Sarcelles et premières courses, premières victoires comme au 15 km de La Courneuve en 45’15’’. Il se souvient aussi de son premier Paris – Versailles : « J’étais parti en troisième…Non…en quatrième vague, c’était pas facile ». Le natif de Ksar el Kebir s’accroche à cette vie d’immigré banlieusard mais il échoue dans l’obtention de sa carte verte. Retour au pays où il renoue avec l’équipe nationale du Maroc.
Huit mois plus tard, Alain Durand, le président du CESAME, un club de la banlieue Nord, reprend contact avec lui. L’inspecteur de police veut renforcer son club et son équipe demi-fond. On lui trouve un boulot de peintre et un entraîneur, Michel Disch. Ce travail, il ne le garde que 6 mois, le coach, il lui sera fidèle toute sa vie d’athlète.
Je suis battu au sprint pour la médaille de bronze sur 5000. Ce fut un beau et un mauvais souvenir. J’en ai pleuré »
La carrière d’Abdellah Behar se construit enfin. Il se marie jeune, premier enfant et sa demande de naturalisation s’accélère grâce à l’intervention de Camille Viale, alors responsable du demi-fond français. En 1993, il remporte ainsi son premier fait de gloire sur le sol français, champion de France de cross à Marignane. Il se souvient : « C’est mon plus beau titre. Pourquoi ? Parce que je courais contre Tony Martins. Lui, il courait chez lui et il voulait le titre. J’ai laissé partir un Marocain et je suis revenu sur la fin en les laissant sur place ». Il s’impose ensuite en 1997 puis en 2000 à l’âge de 37 ans. Son quota d’années chez les seniors s’épuise. Il ajoute : « Il était temps de penser au marathon».
Car entre cross, piste et route, Abdellah Behar fait le métier. Il faut nourrir une famille qui s’agrandit. Il cachetonne. Sur piste, il réalise 13’13’’33 sur 5000 et 27’42’’57 sur 10 000 mais il l’avoue : « C’était trop tard ». Les sacrifices réalisés, saison après saison, sans de réelles ruptures, pèsent lourd dans les jambes. Sur piste, des désillusions ? : « Oui, comme à Helsinki en 1994. Je suis battu au sprint pour la médaille de bronze sur 5000. Ce fut un beau et un mauvais souvenir. J’en ai pleuré ». En suivant le fil bleu du marathon, il réalise néanmoins 2h 09’13’’ à Paris en 2000 puis l’année suivante 2h 09’05’’ à Rotterdam à la lutte avec l’Espagnol Martin Fiz, en chasse pour un 2h 06’ qu’il n’atteindra jamais.
Aujourd’hui, Abdellah Behar mène une vie tranquille. A Vitrolles dans le Sud. Un petit pavillon payé de sa sueur, avec ses sept enfants, trois garçons d’un premier mariage, en quête d’intégration, quatre filles d’une seconde union. Il dit : « ma carrière m’a coûté mon premier mariage ». A 52 ans, celui-ci a coupé les ponts avec l’univers de la course à pied. Son seul contact, Mohamed Ouaadi. Il ajoute : « Souvent, il vient manger à la maison ». Educateur sportif dans le 15 – 16, comprenez les 15 et 16èmes arrondissements de Marseille, il s’est fondu dans le moule du quotidien passe muraille. Loin de cette vie de funambule qui fut la sienne. Il résume en toute simplicité : « Je me suis bien intégré, j’ai eu une bonne vie. Non, non, je n’ai aucun regret ». Il ajoute : « Ah bon, les Europe de cross, c’est en France cette année ? ».
> Texte et photo : Gilles Bertrand